Au lieu d’encourager nos enfants à acquérir les connaissances qui leur permettront de comprendre le monde, les programmes scolaires les invitent à le « questionner ». Les adultes de demain sont confortés dans leur ignorance et incités à entretenir leur nombrilisme.
« La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes qui lui signaleraient les choses en lui disant : “Voici notre monde”. » C’est en ces termes simples, clairs et incisifs, que la philosophe Hannah Arendt (1906-1975) résume, dans La Crise de l’éducation (1958), la grandeur de l’école et le rôle du professeur. Pour Hannah Arendt, l’école est un lieu à part, qui s’intercale entre le foyer familial et le monde, permettant à l’enfant de devenir cet être humain « qui n’a jamais existé auparavant », un être unique capable d’entreprendre quelque chose de neuf dans un monde plus vieux que lui, qu’il doit connaître, aimer, et dont il devra à son tour assumer la responsabilité.
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Aujourd’hui, l’école n’est plus un lieu à part. C’est un lieu comme les autres, perméable à la sphère familiale et à la sphère publique, dont il est le double prolongement. À la fois caisse de résonance des préoccupations d’ordre privé et grand auditorium des symphonies sociétales, on y parle carence affective, origines, croyances, équilibre personnel, savoir-être, et on y chante l’écologisme, le décolonialisme, le féminisme que les programmes scolaires transposent indifféremment en cours de littérature, d’histoire, de géographie ou de langues vivantes. L’école, c’est la maison et la rue en un seul et même lieu : un lieu ouvert, un « hors les murs » permanent où tout a sa place, à commencer par la maigre biographie des élèves, montée en épingle et appelée à venir s’enrichir de la chanson de geste du vivre-ensemble, cette niaiserie incantatoire, pâle héritière d’un messianisme frelaté.
Copernic à la petite semaine
À l’école, tout a sa place, sauf l’essentiel : l’apprentissage de ce qui a précédé la naissance des professeurs et de leurs élèves, c’est-à-dire la longue frise chronologique des événements, des découvertes et des œuvres qui fondent le monde commun. La connaissance a certes le droit de cité à condition d’être en permanence interrogée, questionnée, reformulée et, pourquoi pas, remise en cause. Les élèves de l’école élémentaire sont ainsi amenés à « Questionner le monde » (expression fourre-tout englobant l’histoire, la géographie et les sciences) plutôt qu’à le « connaître ». On ne s’étonnera pas qu’une fois au collège, ils trouvent normal de poser des questions avant même que leur professeur ait déroulé le fil de sa pensée ou achevé sa démonstration. On ne s’étonnera pas non plus qu’au lycée et dans le supérieur ils aient tant de difficulté à passer par la pensée d’autrui avant de formuler la leur, bercés par l’idée que la spontanéité et l’opinion personnelle suffisent à se représenter le monde et à y vivre. Éhontément encouragés par les manuels scolaires à faire preuve d’esprit critique, à déconstruire ce qu’ils n’ont pas même encore bâti, à jouer les Copernic à la petite semaine alors qu’ils n’ont pas les connaissances suffisantes à la maîtrise d’une seule idée claire, les élèves sont invités à donner leur avis, à débattre de tout et de rien, à se positionner en faveur de ou contre. Pourquoi ne pas « travailler autrement », propose un livre d’histoire de première, et « organiser un débat afin de décider qui sera la prochaine personnalité à entrer au Panthéon » ? Exercice assurément plus simple que de s’interroger sur l’absence notable, dans ce même livre d’histoire consacré en partie à l’étude du xixe siècle, du moindre portrait de Napoléon. Il est des choses qui ne sont visiblement pas matière à débat.
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Nombreux sont les professeurs des matières dites littéraires qui n’ouvrent que rarement les manuels scolaires : de plus en plus indigents, de plus en plus orientés, de plus en plus manichéens, à l’instar des manuels de langues vivantes dont on a l’impression qu’ils sont une sorte d’éphéméride de toutes les festivités notoires des pays concernés – l’option retenue par leurs concepteurs étant de ne rien aborder qui ne soit merveilleusement consensuel. Au milieu de ce qui est en passe de devenir un grand imagier pour adolescents nombrilistes et une brochure publicitaire pour des vacances à l’étranger, surnagent parfois quelques bribes de faits historiques soigneusement choisis. Pour les manuels d’espagnol, ce sera Al-Andalus ou l’Espagne des trois religions (711-1492, paradis de la tolérance comme chacun sait) – miroir fantasmé de nos rêves d’altérité souriante –, plutôt que la guerre civile (1936-1939) – miroir honni de nos craintes collectives.
Modeler l’individu 0
« Voici notre monde » : un monde imparfait, mais riche de l’action et de la pensée de ceux qui ont permis que le vôtre existe.Voici notre monde, nous en sommes responsables, nous en savons les gloires et les désastres, et nous le portons à votre connaissance pour qu’il se renouvelle plus tard par votre pensée et votre action. Voilà le discours que tiennent encore de nombreux professeurs à leurs élèves. Qui les soutient dans leur mission ? Les adultes dont ils sont les représentants ? De quels adultes parle-t-on ? De ceux pour qui l’école doit être la caisse d’enregistrement des traditions et des croyances familiales ? De ceux qui parlent, mangent, s’habillent et se déplacent comme leur progéniture ? De ceux qui geignent devant la facture écologique, s’excusent de leur empreinte carbone et refusent d’assumer leur monde ? Face à ces immaturités communautaires et collectives, les jeunes générations sont récupérées, dans leur solitude et leur fâcheuse tendance à se sentir offensées, par des pédagogues complaisants qui jouissent de pouvoir modeler l’individu zéro en tendant à l’élève le selfie réconfortant de sa vie encore bien mince. « Une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas, qui ne s’estime pas », écrivait Charles Péguy. L’inverse est également vrai, une société qui ne s’aime pas est une société qui n’enseigne pas. Et cette société est la nôtre.
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