La révolte et la révolution sont devenues, plus que jamais, les mots d’ordre de notre modernité – en politique, en art, en économie: ce désir passionné de tout renverser, toujours plus et toujours plus vite, est aussi le signe d’une société qui s’éloigne chaque jour un peu plus des valeurs traditionnelles, celles de la contemplation, du collectif et de la spiritualité.
« Tout ce que je vois, écrivait Voltaire dans une lettre datée du 2 avril 1764 et adressée au marquis de Chauvelin, jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s’est tellement répandue de proche en proche, qu’on éclatera à la première occasion ; et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux ; ils verront de belles choses. »
Tout est admirable dans cette prédiction : et l’événement – la Révolution, celle avec une majuscule –, et sa date – qu’il eût pu espérer suffisamment proche pour voir le grand acte s’accomplir, mais qu’il eut le courage de reculer assez pour tomber dans le juste. Quant aux « belles choses », on les mettra sur le compte de l’optimisme voltairien, fermant les yeux sur cette guillotine qu’il fallut sans cesse déplacer d’une place à l’autre, parce qu’elle indisposait les commerçants, et gonflait la terre de sang.
Si Voltaire a pu prédire cette Révolution, c’est parce qu’il a su admirablement la définir comme une inexorabilité. Quand il en sort, le mot de révolution est employé à tort et à travers : chacun, dans son domaine, le veut s’approprier pour tout, et tout le temps. Revenons donc aux bases : une révolution, c’est ce qui « sort de la nécessité », pour reprendre le mot de Victor Hugo dans Les Misérables (chapitre « Lézardes sous la fondation »). Qui sort de la nécessité, et qui, bien sûr, touche à l’ordre politique – au sens le plus général, et le plus noble, que l’on puisse donner à ce terme. Le poète ajoutait, au même chapitre, cette belle formule qui est aussi une belle synthèse : « Une révolution est un retour du factice au réel. Elle est parce qu’il faut qu’elle soit. »
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Ceci pris en compte, il nous est nettement moins difficile que Voltaire, en ce premier jour du printemps de l’année 2023, de prédire sinon une révolution, du moins de sacrées révoltes pour les temps à venir. Car outre le fait que depuis trop longtemps déjà, une partie du réel échappe aux gouvernants (l’on se souvient de M. Macron comparant la Seine-Saint-Denis à la Californie, entre deux grossièretés familièrement adressées à ceux qui ne sont rien), les « actions » des jours prochains contre la réforme des retraites, portées par des partis qui en rêvent, d’une énième révolution, promettent d’ores et déjà de devenir des étincelles de feux nourris que l’on aurait bien tort de dédaigner. Sans compter que l’histoire moderne et contemporaine nous enseigne que nos institutions toucheront bientôt à leur point de rupture. Que l’on en juge : en France, si l’on met entre parenthèses les guerres de quatorze et de quarante, les révolutions, depuis deux siècles, se succèdent comme des grains de chapelet – 1789, 1830, 1848, 1871, 1968. Notre Révolution, certes, eut cent ans de retard sur celle de l’Angleterre, le pays de la liberté ; et pourtant, n’en déplaise au président de la République, le sang gaulois réfractaire n’est pas le seul qui coule dans nos veines – ce serait oublier trop vite l’origine, et le sens même, du beau mot de France. Enfin, si tout cela n’était pas encore suffisant pour nous prendre pour Voltaire, nous rappellerons, à bon entendeur, que la Cinquième deviendra, dans cinq petites années, le régime le plus long que notre pays aura connu depuis la chute de la monarchie…
Justice dépassée, éducation décadente, insécurité bondissante, déclassement généralisé, condition du travail devenue de plus en plus insoutenable à cause des effets conjugués, et parfois contradictoires, de l’industrialisation, de la tertiarisation et de la mécanisation des tâches, et d’un irrespect grandissant : l’état lamentable du pays, en ces jours mauvais, ne justifierait-il point une révolte nécessaire – qui deviendrait donc une révolution ? Peut-être. Mais cessons donc de la prédire, cela n’a plus guère d’intérêt, ni de valeur en soi : car à force de confondre révolte et révolution (et nous renvoyons là encore le lecteur aux pages précitées des Misérables), l’on finit par apercevoir les révolutions partout, puisqu’il y a toujours des révoltes. La révolte, la révolution, sont devenues, plus que jamais, les mots d’ordre de notre modernité – en politique, en art, en économie – : ce désir passionné de tout renverser, toujours plus, et toujours plus vite, est aussi le signe des temps – temps d’une société qui s’éloigne chaque jour un peu plus des valeurs traditionnelles, celles de la contemplation, du collectif et de la spiritualité.
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Revenons, pour conclure, à la Révolution, la seule qui ait droit à une majuscule. En plus des classiques – Les dieux ont soif d’Anatole France, L’Ancien Régime et la Révolution de Tocqueville, et bien sûr Les Origines de la France contemporaine de Taine, remis au goût du jour, avec Bainville, par l’admiration qu’en a toujours eu l’ex-candidat à la présidentielle Éric Zemmour –, nous ne saurions trop conseiller la lecture del’ouvrage formidable de Robert Margerit, sobrement mais efficacement intitulé La Révolution, dont l’année 2023 marque le soixantième anniversaire de la publication par les éditions Gallimard. La Révolution est bien plus qu’un roman : elle est une œuvre de journaliste. « Je vois, je sens, j’y suis », écrivait dans une lettre l’auteur au style digne des plus grands, que l’histoire commence déjà de trop injustement oublier, un jour qu’il était plongé – littéralement – dans les archives de l’époque. Le lecteur aussi la voit, la sent, y est, dans cette Révolution, que l’on ne peut comprendre, comme le fait si bien Margerit, qu’en la revivant au jour le jour… et dont l’histoire est une mine de pierres précieuses, et, plus encore, une clé nécessaire pour bien comprendre les ressorts de notre contemporanéité.
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