On sait gré au cinéma français de sortir de temps à autre de la quadrature du couple en chambre pour aborder d’autres rivages, plus périlleux et donc plus excitants. Le film politique par exemple.
Quelle justesse!
Tout commence en Corse. Chez d’impeccables vacanciers qui louent une superbe villa sur la mer. On s’y prélasse au bord de la piscine. Et le soir, au dîner, on boit des cocktails en évoquant l’avenir de la France. On se dit alors que décidément un certain cinéma français reste manifestement fasciné par l’étalage du luxe, comme dans le dernier film de Nicolas Bedos. L’ennui risque d’être au rendez-vous parce qu’au bout d’un moment la prétendue dolce vita devient répétitive. Mais Sylvain Desclous, qui nous avait l’an passé régalé avec un documentaire très politique intitulé Campagne de France, revient ici avec une fiction qui entend bien briser le carcan de la chronique estivale. Placé d’entrée de jeu au centre du portrait de famille, l’insupportable petit couple de futurs énarques-conseillers ministériels rencontre, au détour d’une innocente promenade automobile, l’occasion d’éprouver sa capacité à encaisser le réel et la responsabilité individuelle qui va avec. On se gardera cependant de dévoiler ici la très habile situation scénaristique qui se joue alors : parler d’un film n’équivaut pas à dévoiler à son potentiel spectateur les ressorts dramatiques qui en font la valeur. Desclous s’est manifestement décarcassé avec son coscénariste pour inventer une admirable machine narrative. Chacun pourra s’en rendre compte en allant dans une salle obscure.
Amoralisme de bon aloi
Reste l’envie d’abandonner le récit pour dire le prix d’un film qui détonne dans le paysage. D’abord, parce qu’il fait preuve d’un amoralisme de bon aloi. Où l’on apprendra que, même un père jugé de haut par sa fille happée par l’ascenseur social des études supérieures peut s’en déclarer solidaire au point de s’en rendre complice. C’est exactement ce que faisait en son temps Philippe Noiret alias Michel Descombes dans L’Horloger de Saint-Paul de Bertrand Tavernier. Il souffle alors comme un air, sinon de bon sens, du moins une forme de contestation à l’injonction de transparence totale. Qu’un père « sauve » sa famille en enjambant la loi devient presque un exploit. Et que la fille en question soit jouée et déjouée par l’étoile montante du cinéma français, Rebecca Marder, est un autre motif d’intense satisfaction. Délaissant les rôles niaiseux, l’actrice campe une personnalité rugueuse à souhait et dont les convictions s’accompagnent d’un arrivisme à toute épreuve. Face à elle, Benjamin Lavernhe, de la Comédie-Française, prouve avec éclat qu’il est capable de tout jouer avec une indéniable classe, y compris la lâcheté et la veulerie. D’ailleurs, toute la distribution du film mériterait amplement d’être citée, Emmanuelle Bercot en tête, plus que parfaite dans ses habits de députée d’opposition capable de retourner sa veste pour un ministère.
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Ce qui plombe en général le film politique, c’est l’invraisemblance des situations et des personnages. On oscille trop souvent entre la farce de droite et la légende dorée de gauche. Desclous marche, lui, dans les pas de Pierre Schoeller (L’Exercice de l’État) et Nicolas Pariser (Alice et le Maire), et c’est heureux. Tout sonne juste dans son portrait de ce petit milieu politique où l’Énarchie constitue un État dans l’État. Les deux spécimens du film impressionnent par leur réalisme, tandis que la description des mœurs politiques nous entraîne du côté de Balzac. La « ténébreuse affaire » qui nous est ici racontée mélange allègrement le fait divers et le fait politique, la morale et la nécessité, les vices privés et la vertu publique (à moins que ce ne soit l’inverse).
Si De grandes espérances tient à ce point ses promesses artistiques (et non électorales…), c’est tout simplement qu’il résiste jusqu’au bout à la tentation facile de la caricature ou de la dérision. Ce qu’il dit de l’état de l’État relève d’une analyse complexe qui laisse largement la place aux destinées individuelles. On a assurément la haute fonction publique et la classe politique qu’on mérite : c’est cette lucidité bienfaisante qui conduit le cinéaste Desclous à nous montrer le réel par le biais de la fiction. Entreprise aussi nécessaire que réjouissante.