1979 : les musiciens du groupe punk caennais R.A.S. sont orphelins d’un mouvement en pleine décomposition. Britz, le chanteur-parolier, pleure Sid Vicious. Les autres commencent à préférer nettement l’énergie power-pop des Jam, Skids, XTC ou 999 aux errements néo-babas des Cure ou autres Simple Minds.
L’esthétique 60’s et les clins d’œil aux Who sont déjà très présents dans le punk, des costards noirs et cravates ficelle aux tee-shirts à cocarde de Billy Idol («Your Generation»). Sans parler des Jam, bien entendu. Mais quand quelques membres d’R.A.S. débarquent en Grande Bretagne, c’est le choc. Celle-ci vit à l’heure du «Mod maydays», puissant revival qui crée sa propre scène underground (Merton Parkas, Chords, Mo-Dettes, Squire…) en réaction à un punk désormais en voie d’intégration. «We hate the punk elite» chante Ian Page de Secret Affair. Les musiciens d’R.A.S. sont conquis, font leurs emplettes à Carnaby Street et reviennent à Caen faire état des nouveautés londoniennes aux copains. Le groupe est illico presto rebaptisé Les Lords.
En conséquence de ce tournant radical sur le plan esthétique (car les chansons demeurent les mêmes) il apparait assez rapidement que tout le monde se met dans l’idée de leur casser la gueule, à commencer par le noyau dur des punks, de plus en plus influencé par le renouveau skinhead et la vague «Oï». Lors du deuxième concert des Lords, à Lisieux, les skins sont venus en force et ont bien l’intention de faire chier un maximum. Les chaises volent et les fans se replient sur scène, tentant tant bien que mal de les renvoyer pendant que le groupe continue à jouer. Arrivée de la maréchaussée et rallumage des lumières. On reprend quand même et les Lords finissent en apothéose par une reprise de «My Generation» des Who respectant à la lettre l’esprit de l’original, c’est-à-dire accompagnée d’une destruction méthodique du matériel et du renversement des colonnes de sonorisation. Allongé par terre, les bras tendus pour retenir la sono couchée sur lui et ne pas périr écrasé, son possesseur, un vieux baba, parvient à murmurer «c’est génial, c’est génial…».
Génial, ça l’est effectivement. Les Lords continuent sur la lancée du punk le plus rentre-dedans mais harmoniquement riche, disons Generation X pour situer, en incorporant influences 60’s, réminiscences pré-psychédéliques (Creation, Move) et surtout en traçant une route nouvelle, bien à eux. Le groupe fait assez peu de reprises : l’instrumental The Persuaders («Amicalement Votre») en intro de concert, «For Your Love» des Yardbirds en milieu de set et «My Generation» en rappel. Pour le reste, c’est une tuerie : batterie claquante, basse Rickenbacker métallique et mélodique, rythmique Gibson «mur du son», échappées fulgurantes du soliste sur Telecaster. Et il y a le front-man, aux capacités vocales limitées mais aux textes remarquables et au charisme sans pareil. Il était évident pour qui avait vu une fois ces gamins en concert qu’ils avaient un potentiel fantastique, au-delà des limites atteintes par le meilleur du rock français.
Car c’est bien de gamins dont nous parlons, 17 ans au moment de l’histoire et à peine plus de 18 quand elle s’acheva. Pas vraiment une histoire «sex, drugs and rock n’roll», cliché raillé par la génération punk. Non, juste une autre histoire d’adolescents tourmentés et rebelles. Une histoire d’amoureux de la musique qui convertissent Gérald, le disquaire du coin troquant intégrale de Throbbing Gristle contre boots et chemises à jabots. En retour, il leur fait découvrir les Kinks et les Small Faces, mais aussi les Real Kids, Charlie Mingus, Faust ou Mother’s Finest. C’est une histoire de pluie (la Normandie…), de nuit, d’interminables marches à pied. Les mobylettes étaient rares, alors les scooters… C’est une histoire de cavalcades et de fuites éperdues, dans la triste France de la fin des seventies dont les «loubards périphériques» ont été si bien chantés par Renaud à l’époque.
Sur ce front, les Lords prennent des mesures radicales en tissant une alliance avec les gitans, ce qui permet de calmer vite fait bien fait les skins et de les ramener à des sentiments de saine camaraderie. Quant au mouvement néo-Mod, il se développe comme une traînée de poudre. En deux coups de cuillère à pot, on compte plus de 200 Mods à Caen. Des punks convertis après des concerts, des fans des Specials ou de Joe Jackson, des lycéens qui voulaient faire chier leurs parents. Agée d’à peine 16 ans, Laurence abandonne tout pour rejoindre Fifi, le guitariste rythmique des Lords et retourne en scooter à la sortie du bahut faire des bras d’honneur aux profs en gueulant «We are the mods», comme dans Quadrophenia. Britz, Laurent et moi allons voir le film des dizaines de fois au ciné du centre commercial Carrefour, à Hérouville, une des banlieues ouvrières de Caen. On passe, on repasse devant «les Arabes» comme on disait à l’époque. Embrouille, bagarre.. «We are the Mods» ! Impressionné, le plus méchant des dits «Arabes» cours vite fait s’acheter un costume et demande à rejoindre la bande. À Caen, les Mods sont un mouvement de masse et un mouvement prolétarien. Il y a José qui se bagarre après que l’équipe a décroché les drapeaux français dans une fête du 14 juillet, Franck dit «Barjot» l’ancien rocker et marin pêcheur, «Clash» qui écrase les fleurs de mes parents en Vespa et tire sur les rockys le samedi après midi en plein embouteillages, avec un Lüger de la seconde guerre mondiale. Et puis d’autres groupes qui se forment : Dandys, Holly Boys et Neckties. Ces derniers sont des gosses de 13-14 ans qui n’ont guère eu le temps d’apprendre l’anglais. Du coup, ils adaptent fièrement les Who en français, «I Can’t Explain» devenant «les Caennais s’plaignent».
Les Lords jouent à Paris au Golf Drouot. Ils finissent bons derniers du «tremplin rock» mais foutent un joyeux bordel et rencontrent ce soir-là les fabuleux Stunners. Un noyau de fans parisien se constitue autour de Laurent («Stax»), Denis, Thierry et bientôt Patrice Bertrand, ancien Hells Angel devenu Mod qui vend des disques de garage rock US dans la boutique Scooter aux Halles.
Les Lords ne font pas semblant. Ils assurent la première partie des Olivenstein dont ils démolissent le matériel («My Generation»), des Dogs auxquels ils volent la vedette et tout un tas d’autres. Ils font feu de tout bois, ouvrent pour Valérie Lagrange et partent même en tournée pour quelques dates en première partie de Caravan, un vieux groupe de rock progressif britannique…
Bientôt le mod-revival se répand à Paris puis en province. Les Lords en sont les héros et les rois mais il y a un malentendu. Fondamentalement, ils n’ont pas grand chose à voir avec les minets qui se déguisent en danseurs twist, les petites bourgeoises en robes à pois et les groupes faisant des efforts désespérés pour sonner «garage». D’ailleurs, pendant que les skins parisiens menés par Farid – une teigne – s’amusent à persécuter cette bande de petits branleurs des beaux quartiers, ils évitent soigneusement de s’en prendre à quiconque porte un patch «Caen» sur son blouson. Britz et l’aile dure des caennais accentuent la démarcation avec les poseurs en s’intitulant «Glory Boys» et en adoptant chemises noires et cravates blanches.
Mais bon, tout ça commence à tourner un peu en rond. D’autant que malgré leurs multiples allers et retour dans la capitale, où je m’installe en tant que manager, les Lords sont toujours en panne de contrat d’enregistrement. Il y a bien quelques contacts avec Antoine De Caunes, Marc Zermati ou Patrick Eudeline, la tournée des maisons de disques, une photo dans le mensuel Best, mais rien ne débouche. Pendant ce temps, le conglomérat skino-mod de Caen se sent des ailes. Après deux ans de bagarres intensives contre les rockers (très méchants en ces temps lointains) et tout ce qui trainait comme voyous dans les campagnes normandes, ce sont devenus de véritables terreurs. Des plaies qui mettent tout à feu et à sang lors du concert de Jam à Rouen. Les Lords sont victimes du syndrome Sham 69 : dépassés par le mouvement qu’ils ont impulsé et les débordements de leur public.
La tension monte avec le rythmique, Fifi, un coeur simple. Puis avec le bassiste qui se solidarise avec lui. Enfin avec Britz Notre Dame, icône des mods, toujours aussi givré et incontrôlable qui ne veut pas comprendre qu’un trip aussi radical coupe le groupe d’un public plus large. En quelques semaines, tout se délite. Fifi et Laurent vont tenter leur chance avec un autre groupe. Britz s’installe à Paris où il réussira en quelques mois à transformer une bande de fils à Papa en gang respecté. Richard et Denis recrutent un bassiste et poursuivent les Lords sous forme d’un power-trio flamboyant.
Il ne restera de cette brève épopée que des souvenirs merveilleux et des enregistrements de répétitions, à la mini-cassette. Malgré leurs évidentes limites, ils donneront sans doute une meilleure idée de ce qu’étaient les Lords que l’album qu’ils auraient fait à l’époque avec une major, sous la houlette d’un rescapé du yéyé reconverti en producteur. Et le fait que plus de trente ans plus tard, RAS ou Les Lords suscitent l’intérêt montre que la flamme a été transmise. Tout est donc bien qui finit bien.
*Photo : Les Lords.
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