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Guy Darol, où est passée «la ville Jehan»?

"Village fantôme" de Guy Darol (Maurice Nadeau Ed., 2023)


Guy Darol, où est passée «la ville Jehan»?
L'écrivain Guy Darol. D.R.

Dans Village fantôme aux éditions Maurice Nadeau, Guy Darol ravive la mémoire d’un bourg de Haute-Bretagne et de ses habitants, au siècle dernier


C’est le récit d’une disparition, l’exploitation d’une carrière de granit qui a rayé « La Ville Jéhan » de la carte. L’enfouissement d’un village dans les méandres de la mémoire, enseveli sous la poussière des explosifs, exclu du cadre national. La fin d’une époque, d’un monde paysan, de liens tissés au rythme du labeur et des saisons, d’une enfance douce-amère entre travaux des champs et rêveries musicales, d’un amour naissant aux silences d’une veillée dans une Bretagne loin des vents et des marées. D’une jeunesse simple qui aurait pu ressembler à celle d’un Berrichon ou d’un Bourbonnais dans ces campagnes intérieures, un peu oubliées, un peu moquées, à l’arrière-garde du progrès, dans ces lieux-dits où les familles s’entraident et s’ignorent à la fois, dans ces provinces arc-boutées sur leurs traditions qui n’auraient pas changé depuis des siècles. Des us et coutumes qui façonnent les êtres, leur rendent leur dignité et les font avancer dans une existence balisée.

Pointillisme sentimental

À la faveur d’une promenade sur cette terre meurtrie où bientôt plus aucune trace du passé ne subsistera, Guy Darol se souvient. On avait laissé cet écrivain des interstices au festival Wattstax à Los Angeles en août 1972, le thème de l’un de ses derniers livres. Darol fait depuis longtemps maintenant le pont littéraire entre la résurrection de figures disparues telles que Joseph Delteil ou André Hardellet et sa passion pour la musique américaine, de Frank Zappa à Moondog. Ce grand écart n’a rien d’étonnant, il est même le signe d’une ouverture d’esprit salutaire dans un système perclus de spécialistes. Et lorsqu’on aime comme moi, l’œuvre de Darol, sa façon discrète d’écrire à fleur de peau, son pointillisme sentimental, son souci permanent de parler à hauteur d’homme avec toujours une sincérité désarmante, on trouve, à l’évidence, une cohérence narrative, un long continuum.

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Le fourmillement des vies minuscules

Dans Village fantôme qui paraît aux éditions Maurice Nadeau, il se souvient de ses étés jusqu’en 1971, de ses grands-parents, de leur manière de parler, de s’habiller et de manger, de leurs voisins, des métiers environnants, d’une charrette qui passe, de la Peugeot 204 qui permet de dépasser les frontières du canton, de la voix de Lucien Jeunesse dans le poste de radio, des cargaisons de livres de poche en prévision des nuits de solitude, du cochon que l’on tue dans la cour de ferme, d’une rusticité naturelle inhérente aux hommes de peine, de ces logis où le confort était sommaire et la sobriété du quotidien n’était pas perçue comme une punition divine. Surgissent alors des noms d’inconnus, des habitudes d’antan, le fourmillement des vies « minuscules » et aussi les peines esquissées par l’enfant qu’il fut. Darol ne pratique pas une mélancolie culpabilisante, ce bon garçon ne règle pas ses comptes, nous ne sommes pas dans l’autofiction pleurnicharde et victimaire, l’écrivain raconte avec délicatesse ce qu’il a vécu, il y a une cinquantaine d’années, sans plainte, sans glorification, sans folklore, avec justesse et une forme de retenue qui donne à son texte une force agreste. En le lisant, j’ai repensé aux Bucoliques de Virgile traduit par Pagnol. Le sarrau de sa grand-mère ou son vélo sont pour nous des images très familières.

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Dans ce décor qu’il réanime par fines couches, il y a la patte du peintre Jean-François Millet et celle du réalisateur Pascal Thomas. Qu’elle s’exprime dans un bourg abandonné de l’Ouest de la France ou dans un quartier de New-York, l’enfance revêt les mêmes hésitations et les mêmes questionnements. Certains personnages rencontrés au cours de ce récit nous marquent plus que d’autres. Comment rester insensible au charme de Lucille ? « Revêtue d’un manteau afghan, je compris qu’elle n’était pas d’ici. À l’instant où nos yeux se croisèrent, nous sûmes que l’on venait du même monde d’adoption […] Elle vivait en banlieue du côté de Wissous et s’appelait Lucille. Elle aussi était en vacances chez ses grands-parents » écrit-il. Plus loin, cette courte phrase : « ses cheveux sentaient le Dop » nous fait défaillir. Et puis, nous aimons aussi Giorgio, le mari de sa marraine, qui aiguise l’appétit de lire du jeune homme en citant Giacomo Leopardi, Cesare Pavese ou Curzio Malaparte. Tous ces petits riens font naître de grands livres.

Village fantôme de Guy Darol – Maurice Nadeau

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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