L’essayiste, maître de conférences en droit public, publie La France en miettes. Il y décrit un ethno-régionalisme qu’il perçoit comme un séparatisme qui grandit dans le silence médiatique…
Maître de conférences en droit public à l’université Paris 2-Panthéon Assas, Benjamin Morel publie aux éditions du Cerf La France en miettes, ouvrage sous-titré « Régionalismes, l’autre séparatisme ». En revenant sur l’histoire tumultueuse des régionalismes en France et leurs plus récentes provocations, le jeune juriste montre leur grande agilité et leur capacité à s’infiltrer dans des partis politiques moribonds. À terme, le risque d’une évolution à l’espagnole n’est pas nul.
Violences en Corse le lendemain de la mort d’Yvan Colonna en mars 2022… Edile giflé à Saint-Jean-de-Luz pour s’être opposé à l’arrachage du drapeau français… Autonomie promise aux Corses en pleine présidentielle par Gérald Darmanin… réclamée aussitôt par le Conseil régional de Bretagne: depuis quelques mois, un réveil des régionalismes semble effectivement s’opérer aux quatre coins de l’hexagone et en outre-mer. C’est en tout cas ce portrait de notre pays que brosse Benjamin Morel dans son ouvrage.
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Alors que près de la moitié des mouvements régionalistes du monde se situent dans la vieille Europe, et que nous suivons d’un œil les décompositions en cours de la Belgique, de l’Espagne et du Royaume Uni voisins, la France s’estimerait, elle, à l’abri, sûre de l’efficacité de son modèle stato-national. Vus de Paris, les activistes régionaux seraient les derniers vestiges d’un folklore local inoffensif et rafraîchissant, porteurs d’une certaine ouverture au monde. Une obsession traverse pourtant ces mouvements : l’accès à l’autonomie et la possibilité de développer des droits différenciés en fonction des régions, contrariant quelque peu le logiciel français égalitaire et universaliste hérité de 1789.
Origines troubles
L’auteur revient sur les origines troubles de ces mouvements ethniques nés au XIXème siècle et venus d’une droite assez marquée. Ils reposèrent dans un premier temps sur « des rêveries de poètes et de notables » nostalgiques. Avec l’industrialisation et l’homogénéisation des modes de vie, le discours régionaliste a répondu à un besoin de différenciation et à une crainte de perte d’identité. Rapidement, un racisme pseudo-scientifique est aussi venu se greffer, avec la mise en avant d’un « gène basque » ou des « origines aryennes » du peuple catalan distinctes des « gènes africains et sémitiques » de leurs cousins Castillans… On pourrait rétorquer qu’au XIXème siècle, peu de tendances politiques furent totalement insensibles à ce racisme biologique. Un certain Georges Vacher de Lapouge, théoricien de l’eugénisme et du racisme, a par ailleurs été cofondateur du Parti ouvrier français de Jules Guesde puis membre de la SFIO, ce qui ne suffit évidemment pas à disqualifier toute l’histoire de la gauche française. Toutefois, si le discours ethno-régionaliste a à première vue gommé sa dimension biologiste bien gênante, celle-ci refait quand même surface de temps à autre. En juillet 2021, le Télégramme titrait ainsi en Une : « Bretagne : des gènes bien à nous », dans un article qui montrait, finalement, qu’il y a assez peu de variations génétiques entre les régions françaises.
Des langues de synthèse à la place des parlers locaux
En réalité, les révélations faites par Benjamin Morel sur les origines et les paradoxes des ethno-régionalismes ne sont pas une totale nouveauté.
Françoise Morvan, dans Le Monde comme si (Actes Sud, 2002), montra comment le mouvement breton avait inventé une langue de synthèse, et quelles difficultés les Bretons avaient rencontrées pour faire publier une édition bilingue des poèmes de François-Marie Luzel dans son orthographe originelle, éloignée du breton officiel.
En Corse, une logique similaire a permis l’émergence d’un « espéranto corse », à peu près compréhensible par tous les locuteurs d’un point à l’autre de l’île, mais fruit d’un travail de synthèse lui aussi.
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Ces champions du droit à la différence cherchaient donc à homogénéiser coûte que coûte des territoires dans lesquels se parlait une langue différente d’une paroisse à l’autre et à effacer les « parlers authentiques ». En cela, ils agressent autant les « petits pays » locaux que la grande nation française. Nos amis nationalistes, corses ou bretons, pourraient rétorquer que l’uniformisation d’une langue est une affaire éminemment politique, que si le lecteur français moyen lit aujourd’hui facilement Racine mais difficilement Rabelais, c’est peut-être parce que l’Académie française a été créée entre temps, et qu’il n’a jamais été interdit à un mouvement nationaliste d’inventer ou de réinventer une langue, comme le fit le sionisme avec l’hébreu moderne.
Souplesse idéologique
Benjamin Morel revient aussi sur les accointances entre les régionalistes et l’occupant pendant les années sombres. Le phénomène avait été montré pour la Bretagne par Georges Cadiou dans L’Hermine et la Croix gammée (Mango, 2001). Là aussi, on pourrait rétorquer que du Parti communiste français à l’extrême droite, peu de tendances politiques françaises ne se sont pas salies les mains à un moment ou à un autre pendant les années noires, mais il faut bien admettre que dans chacune de ces formations, on trouve quand même quelques héros de la Résistance. Au même moment, les principales figures du mouvement breton se sont largement vautrées dans l’occupation active. Il faut dire qu’Hitler avait fait miroiter la création d’un Etat breton… Pourtant, après un temps d’opprobre au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les ethno-régionalismes vont réussir à se recycler et à se fondre au sein des gauches locales. Il n’y a que le mouvement alsacien qui aura vraiment du mal à se départir d’une image vraiment droitière, et le mieux qu’il ait réussi à faire en termes d’entrisme est un bout de chemin avec le Modem. Il y a une certaine ironie à voir Morvan Lebesque, auteur de quelques papiers dans Je suis partout pendant la guerre, devenir le chantre d’un régionalisme breton de gauche, puis reprenant à son compte le discours décolonialiste des années 60 pour l’appliquer à la Bretagne. L’Union démocratique bretonne (UDB), parti de gauche créé en 1964 et aujourd’hui allié d’EELV, est-lui-même issu d’une scission du Mouvement pour l’organisation de la Bretagne, qui avait intégré quelques notables gaullistes et quelques résistants, mais aussi un certain Yann Fouéré, condamné par contumace pour faits de collaboration, agent de la Gestapo et théoricien de l’Europe des cent drapeaux. En 2011, pour ses funérailles, toute la famille régionaliste, des éléments les plus droitiers aux plus gauchistes, était réunie autour de sa dépouille, un peu comme si on avait retrouvé Olivier Besancenot aux funérailles de Paul Touvier.
C’est l’une des choses mises en évidence par Benjamin Morel : l’étonnante capacité des mouvements régionalistes à s’adapter et à se greffer aux modes politiques du moment, du communisme dans les années 50 à l’écologisme à partir des années 80. Beau joueur, l’auteur salue même leur créativité et leur intelligence politique, devenues si rares par ailleurs. Evidemment, on pourrait dire là aussi qu’ils ne sont pas les seuls à s’adapter aux circonstances, et que l’Église catholique par exemple, du Syllabus de 1864 au Pape François, a su elle aussi faire preuve de sacrés revirements pour être encore un peu audible aujourd’hui. Chez les régionalistes, la chose s’apparente toutefois à un art. Aujourd’hui, ils parviennent à faire de l’entrisme au sein de formations politiques moribondes (PS, LR) ou de coquilles vides comme peut l’être LREM afin d’imposer leurs thèmes. Les formations traditionnelles accueillent ces personnalités régionalistes pour s’assurer quelques voix lors des scrutins régionaux ; ces régionalistes participent donc aux exécutifs et aux basses besognes de la gestion locale (lycées, transports, formation professionnelle). Ils perdent ainsi rapidement leur aura et se font déborder par les autonomistes, lesquels se font déborder à leur tour par les indépendantistes. C’est cette pente glissante qui inquiète Benjamin Morel. Pourtant, les thèmes régionalistes ne passionnent pas tant que ça les autochtones : même dans le naguère bouillant Pays basque espagnol, l’indépendance n’est que la septième priorité des locaux, derrière des préoccupations bien plus concrètes. C’est tout le paradoxe que met en avant Benjamin Morel : la montée progressive de forces et de thèmes qui, en réalité, intéressent peu les habitants des territoires concernés.
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Avec cet ouvrage, Benjamin Morel prend le risque de ravir le statut de tête de Turc officielle des régionalistes de France et de Haute-Navarre au vieillissant Jean-Pierre Chevènement. Même si certains arguments concernant les origines troubles du drapeau breton ou du drapeau basque commencent à être un peu réchauffés : François Asselineau en a fait des conférences de deux heures, pour un résultat politique réduit. Et il n’est pas du tout certain que ceux qui les arborent lors des festoù-noz ou des ferias soient tous des antisémites à la recherche du gène armoricain ou biscaïen.
L’État central paye peut-être aussi 30 années d’autodénigrement national et de repentance. Faut-il dès lors complètement s’étonner que les populations aillent chercher un peu ailleurs des romans nationaux?
On peut se demander si les exécutifs successifs n’ont pas fait preuve parfois de maladresse, par exemple en intégrant de force l’Alsace dans la vaste région Nord-Est, ce qui donne désormais un mouvement alsacien bien excité. Même la placide Franche-Comté se remet péniblement de son mariage forcé avec la Bourgogne. Toujours est-il qu’on peut effectivement avoir la plus grande sympathie du monde pour les Castells catalans, la filmographie de Sean Connery ou les bagadoù bretons, tout en se demandant à la lecture de cet essai très complet de 264 pages s’il est bien souhaitable de voir se disloquer les vieux États européens au moment où le continent semble entrer dans un nouvel âge sombre…
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