Samuel Labarthe dans les traces de Nicolas Bouvier au Théâtre de Poche-Montparnasse explore «L’Usage du monde»
Samuel Labarthe m’a réconcilié avec l’œuvre de Nicolas Bouvier (1929-1998). J’étais en froid avec cet écrivain-voyageur suisse aux allures de khâgneux mi-sérieux, mi-méditatif, en proie aux déferlements des éléments sournois et dont l’avancée cahoteuse fut longtemps rythmée par le bourdonnement de sa Fiat Topolino découvrable. À vrai dire, je maudissais Bouvier d’avoir, sans le vouloir ou le désirer, engendré une descendance d’auteurs bavards et sentencieux qui allait nous raconter leurs péripéties dans des contrées d’apparence inhospitalière avec force d’adjectifs miroitants et de noms mystérieux, se gargarisant d’un savoir récemment acquis. Et nous imposer le goût de l’ailleurs et de l’étrangeté, le miracle des peuples rencontrés avec la béatitude des fraîchement convertis, ça me rappelait trop les conférences de mon enfance, où le didactisme allié à la pédanterie de l’animateur me mettait dans une rage folle. Tout le monde a dû également supporter ces interminables soirées diapositives des années 1970/1980 où des professeurs agrégés et des cadres du nucléaire s’emballaient pour l’Iran et le Maroc, pour Thessalonique ou Carthage, dans le flou d’images mal cadrées et l’approximation d’ethnologues abonnés à Géo, j’en fais encore des cauchemars. Mes écrivains de cœur voyagent entre le Pont de Suresnes et Mouffetard, ils s’égarent rarement plus loin que le Bourbonnais.
La bougeotte et l’ennui en héritage
Tout ça, c’était avant que je n’entende au théâtre de Poche, Samuel Labarthe s’emparer de quelques extraits savamment choisis de L’Usage du monde, ce voyage entrepris en 1953 des Balkans vers l’Inde, qui devint un livre de référence pour tous les étudiants ayant la bougeotte et l’ennui en héritage. Nous fêtons cette année les 60 ans de la première édition à compte d’auteur publiée à la Librairie Droz à Genève qui fut ensuite reprise par René Julliard en 1964 et dont le succès ne se dément pas depuis.
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Pourquoi les mots de Bouvier, leur écho sec et vibrant, leur silence qui étire le temps, leur fausse indolence et cette sincérité âpre qui rappe la canopée ne m’avaient pas auparavant saisi ? J’étais sourd à ce ressac intérieur. Il a donc fallu que j’atteigne la cinquantaine, 48 ans exactement, pour que ce fils de bonne famille diplômé et curieux, 50 kilos et la barbe drue, me touche. Je dois ce miracle à la mise en scène sobre et onirique signée Catherine Schaub, dans cette salle intimiste et sans froideur, au bout d’une voie sans issue du XIVème arrondissement. Et puis au caractère presque enfantin de Samuel Labarthe qui arrive avec son pull à col rond et ses souliers vernis, son jeu rond et doux s’accorde avec les dessins de Thierry Vernet (1927-1993), le compagnon de route de Bouvier. Des illustrations sont projetées à l’arrière-scène, parfois une musique sonne sans tapage et la voix de l’acteur nous aide à traverser des paysages et des décors dont nos yeux habitués au fracas des actualités lointaines avaient oublié jusqu’à l’intensité modeste.
Bouvier, un styliste à redécouvrir
Il faut tout le talent de Labarthe pour se soumettre au texte, s’en faire le serviteur volontaire, ne pas lui donner une intonation excessive ou un relief particulier, il le restitue dans sa pureté originelle, avec cependant une forme de gourmandise non feinte. Je ne me souvenais plus que Bouvier pouvait être si drôle, si ironique, tantôt désabusé, tantôt essoufflé, jamais dupe de ses errements et cependant toujours perméable aux autres, avec le souci permanent de décrire la réalité qui défile sans la contraindre ou l’enjoliver…
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L’élégance de Labarthe réside dans son œil rieur qui s’amuse des loufoqueries inhérentes au voyage et puis quand l’heure est à l’introspection, il se fait plus pensif face au destin qui divague, dans ces distorsions-là, légères et presque naturelles, l’acteur excelle. Il s’y love avec une vérité désarmante. J’exagère quand j’affirme que Bouvier me laissait de marbre, j’avais aimé son texte sur son compatriote genevois Charles-Albert Cingria intitulé le flâneur ensorcelé et surtout ses réflexions sur l’espace et l’écriture. Alors, quand le spectacle fut terminé, j’ai retrouvé sans peine mon vieux Quarto Gallimard acheté chez Gibert, et j’ai goûté au styliste qu’était Bouvier en méditant sur cette phrase : « Fainéanter dans un monde neuf est la plus absorbante des occupations ».
Du mardi au samedi 19H – Dimanche 17H30. Théâtre de Poche: infos ici.
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