« La philosophie de la liberté était aussi à consommer très vite, sa date de péremption correspondant peu ou prou avec la fin de cette France américano-communiste des années 50, celle des temps dits modernes, du complot surréaliste vieillissant, de Pablo Picasso et du général de Gaulle. » Belle lucidité, à propos de l’existentialisme, que n’eussent pas reniée Guy Debord ou Michel Houellebecq. Cette phrase bien équilibrée, bien balancée, bien gaulée est l’oeuvre d’Arnaud Viviant. On la trouve à la page 61 de son dernier roman, La vie critique, un livre souvent drôle, parfois noir, même très noir. Comme la vie.
Mais s’agit-il ici d’un récit, d’une autobiographie déguisée ou d’un vrai roman? En tout cas, il se lit comme un vrai roman, même s’il est certain qu’Arnaud Viviant y a mis beaucoup de lui. Grâce à sa construction, son ton, son rythme, ce texte a tout d’une fiction. Mais Céline lui-même, quand il écrit Voyage au bout de la nuit, c’est sa vie qu’il malaxe et qu’il reconstruit. De la vie de Viviant, on en trouve ici des kilos. Des kilomètres. Des kilo-maîtres.
Il nous raconte l’existence d’un drôle de mec, d’abord passionné de rock (Arnaud Viviant fut critique à Best, à Libération, aux Inrockuptibles, etc.), puis de littérature. Au fil de ses rencontres, le narrateur substitue à la critique musicale la critique littéraire. Il évolue notamment, comme l’auteur, au Masque et la Plume, célèbre émission culturelle de France Inter. Il se promène dans Paris à scooter en filant à toute vitesse, il boit sec, il lit avec boulimie. Viviant n’étale pourtant jamais sa culture : il se contente d’informer le lecteur d’anecdotes diverses, familiales, géographiques, manies, détails du quotidien des écrivains contemporains : François Bon y achète sa machine à écrire un samedi après-midi de novembre 1977, une Olympia rouge vif pour 340 francs, «geste par lequel l’ingénieur qu’il était encore passait la main à l’écrivain» ; l’ami Sébastien Lapaque – que le narrateur admire; il a raison – est décrit comme «bon catholique, bon, critique, œnologue, père de six enfants, élevé chez les curés ». On y croise également Sartre (« à l’ombre duquel vous pouviez timidement vous inventer une vie », Guy Debord (il fallait s’y attendre; c’était l’homme de la situation), Bayon qui «écrivait de magnifiques articles-fleuves sur le rock qu’il peaufinait des jours durant avant de les envoyer au desk d’un geste rageur et dépité».
Et bien d’autres, dont Jean-Paul Sartre, encore et toujours. Le narrateur de Viviant semble à la fois fasciné, impressionné et agacé par la monstruosité de l’écrivain-philosophe : « Tant qu’il n’était que sartrien, ça allait, il suivait à peu près le mouvement. Sartre était une grosse machine, un monument à l’ombre duquel vous pouviez timidement vous inventer une vie. Il avait pleuré quand Michèle lui avait offert le Libé du jour de sa mort, avec la photo en Lituanie où Sartre luttait contre le vent de son petit imperméable. Qu’elle était belle cette photo, un homme qui vaut tous les hommes et que tous les hommes valent. »
Ce livre est vraiment un chant d’amour à la littérature; de plus, il est servi tout chaud sur un lit de rythmes rock’n’roll. La vie critique nous donne à lire un bel objet littéraire, vif, nerveux, cinglant et cinglé. Et c’est très réussi.
La vie critique, Arnaud Viviant, Belfond, 2013.
*Photo : BLATEL/SIPA .00507970_000047.
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