Amiens, le 24 décembre 2013, 14h55.
C’est Noël. Il pleut dru. Les gouttes rebondissent sur le toit comme des billes d’acier. On dirait une averse de mars. Drue, insolente, vivifiante; celle du regain. De la sève qui bout dans les veines. Drôle de Noël, tout humide, tout pourri. Les guirlandes de l’avenue Louis-Blanc, à Amiens, sont malmenées par un vent de tempête. Je rêvasse mollement. Pas très gai; pas vraiment triste non plus. Comme l’époque.
Je me souviens des Noël blancs. Le plus lointain qui me vient à l’esprit est enfoui, très loin, tout au fond de ma mémoire d’enfant.
Je dois avoir trois ou quatre ans. Je suis en compagnie de mon cousin Guy. La scène se passe à Sept-Saulx, dans la Marne, entre Reims et Châlons-sur-Marne (qu’on n’appelait pas encore Châlons-en-Champagne). Nous gambadons sur un chemin enneigé bordé du haut mur qui délimite la propriété du château de la famille Mignot où mon grand-père exerce la profession de jardinier. Crissement de nos bottes en caoutchouc sur la neige épaisse et crémeuse. Nos parents ne sont pas loin derrière nous; ils nous surveillent. Nous ne pensons qu’au lendemain matin.
Aux cadeaux déposés au pied du sapin. À quelques centaines de mètres de là, la Vesle, adorable petite rivière si française, doit couler entre ses berges enneigées. Les perches, brochets, vandoises, gardons, truites et chevesnes doivent se planquer dans le fond des eaux glacées, dans les herbes. Huit ou dix ans plus tard, nous capturerons les enfants ou petits-enfants de ces beaux poissons, mon cousin et moi, au cours de mémorables parties de pêche, pépites de joie, bulles fraîches du champagne des Trente glorieuses.
Puis, devenus jeunes hommes, Guy et moi, découvriront le rock’n’roll, les filles (rémoises pour lui; axonaises pour moi). Nous formerons des groupes, jouerons dans des petits bals sans importance, gagnerons trois francs six sous dans des soirées enfumées d’une province française à la douceur de mangue. Celle d’avant le choc pétrolier, du sida, des affreuses eighties si dégueulassement ultralibérales, soutenues par une espèce de Gauche vendue à la Fête, à la cocaïne, au marché et à l’individualisme forcené. Puis nous fonderons famille; la vie nous séparera un peu.
Et la mélancolie s’emparera de lui. Lui si gai, si excessif. Excessif comme cette pluie qui, au moment-même où je tape cette chronique, vieille de Noël 2013, cogne contre le toit de ma maison de l’avenue Louis-Blanc. Et puis un jour, la vie nous séparera pour de bon. Le grand saut pour lui, troisième étage d’un immeuble d’une rue de Reims dans laquelle je n’ai jamais voulu aller. Et pour moi, un deuil si difficile à effectuer. Il faudra des années, un court roman Le Pêcheur de Nuages, pour que j’accepte, enfin, le fait que mon enfance et mon adolescence s’étaient écrasées, elles aussi, sur le trottoir d’une ville de ce département de la Marne, ingrat, militaire, crayeux et blanc comme neige, que malgré tout, je continue à aimer.
Tout ça est si loin. J’entends l’averse de mars qui cogne sur le toit de décembre. J’entends le crissement de nos bottes d’enfants dans la neige des Trente glorieuses. J’entends ton rire, cousin. Où que tu sois, je pense à toi, toi, le Pêcheur de Nuages.
*Photo : RICLAFE/SIPA. 00387162_000001.
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