L’édito de mars d’Elisabeth Lévy.
Au moment où j’écris ces lignes, cela fait plus de dix jours que la minute de la haine bat son plein sans discontinuer. Le samedi 10 février, au détour tragique d’une route de Seine-et-Marne, la France s’est trouvé un nouveau diable, un salaud intégral que tout le monde aime détester. Pierre Palmade est le Winston d’Orwell, l’ennemi du peuple et du genre humain, qui réconcilie la droite Valeurs actuelles et la gauche Libé, CNews et BFM, Gilbert Collard et Régis de Castelnau, Eddy de Preto et Booba.
Soyons clairs. Ce qu’a fait l’humoriste – prendre le volant défoncé – est irresponsable, irréparable, criminel. Un petit garçon est défiguré à vie, son père, entre la vie et la mort, et sa tante sans doute durablement traumatisée après la perte de son enfant à naître. De plus, ces dernières années, Palmade n’a pas été chiche en confidences intimes et pleurnicheries publiques sur son addiction et ses vaines tentatives pour s’en délivrer. Le public se sent donc autorisé à poursuivre ce dégoûtant déballage : on a appris, par exemple, que des sex-toys avaient été trouvés à son domicile – en quoi cela nous regarde-t-il, est-ce interdit ?
La folle mécanique qui se met en branle dès le lendemain de l’accident, l’hystérie collective qui, des studios aux bistrots, s’empare de toute la France échappe à toute rationalité. Il ne s’agit pas de s’interroger sur l’acte et sur sa sanction légitime, ni sur la meilleure façon de rendre justice à une famille endeuillée. Palmade est le coupable expiatoire, l’exutoire d’une haine mâtinée de bonne conscience d’autant plus féroce qu’elle se drape dans la défense de l’innocence assassinée.
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La France des Gilets jaunes s’étrangle, convaincue qu’il va bénéficier d’un traitement de faveur. Il devrait être en prison, gronde-t-elle par le truchement de ses porte-voix médiatiques, alors que le juge a décidé d’envoyer le mauvais sujet se faire soigner. Et voilà que, divine surprise, on apprend qu’une enquête préliminaire a été ouverte pour « détention d’images pédopornographiques ». Une enquête préliminaire, ça ne veut pas dire grand-chose. Et celle-ci fait suite aux allégations de témoins plutôt louches, dont l’un tente de monnayer son histoire auprès d’une chaîne info. Bref, à ce stade, il n’y a rien de plus que des rumeurs et ragots dont les médias se repaissent, après avoir rituellement précisé que rien n’est confirmé. Sur les plateaux, les spécialistes de la pédophilie succèdent aux experts en cocaïne. Les audiences battent des records. Quel spectacle plus réjouissant qu’une célébrité à terre ?
Il faut dire que cette terrible affaire repose sur un cocktail explosif, idéal pour nourrir tous les fantasmes : drogue, sexe, argent, show-biz. « Les élites sans foi ni loi qui font la leçon au petit peuple. » « Les puissants qui s’adonnent à des orgies en prenant des drogues[1]. » La vie facile, mère de tous les vices. Je ne sais plus qui déclare tranquillement que les artistes ont un devoir d’exemplarité, la bonne blague. On oublie opportunément que l’addiction à la drogue, comme l’alcoolisme, est une maladie. Les drogués sont des salauds. Enfin, les drogués riches.
Puritanisme et complotisme sont les deux mamelles de cette triste France. Palmade devient l’incarnation de ces élites sataniques, pédophiles et décadentes, dont la frange la plus cinglée des trumpistes, les adeptes de QAnon, croit dur comme fer qu’elles dirigent le monde. Chez Cyril Hanouna, Karl Zéro en remet une couche et déclare avec une assurance inébranlable que quand on commence par la drogue, on finit toujours par les enfants. Si Palmade n’est pas en garde à vue, précise-t-il, c’est parce qu’il sait trop de choses, que des puissants sont impliqués. Le haut fait d’armes de Karl Zéro est d’avoir accusé Dominique Baudis de pédophilie (déjà) et autres turpitudes. Cela devrait le disqualifier à jamais mais non, il pérore sur un prétendu scandale d’État sans produire l’ombre d’un fait à l’appui de cette thèse. Les airs entendus suffisent.
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René Girard est sans doute le meilleur guide pour comprendre cette éprouvante séquence. Palmade, c’est l’Autre absolu, le bouc émissaire chargé de tous nos péchés dont le sacrifice réconcilie la communauté. Sa culpabilité est l’aune de notre innocence, nous qui jamais n’avons conduit en ayant bu un verre de trop ni éprouvé le moindre désir inavouable. Il n’appartient plus à l’humanité. Et quiconque se risquerait à avouer un infime mouvement de compassion à son endroit en serait expulsé avec lui. Sous le règne de la vertu, il n’y a pour le pêcheur ni pardon, ni rédemption, ni compassion.
Depuis une semaine, L’Auvergnat de Brassens me trotte dans la tête. « Elle est à toi cette chanson / Toi, l’étranger qui sans façon / D’un air malheureux m’as souri / Lorsque les gendarmes m’ont pris / Toi qui n’as pas applaudi quand / Les croquantes et les croquants / Tous les gens bien intentionnés / Riaient de me voir amené. » Comme tout le monde, j’ai applaudi. Et j’en ai honte.
[1] Messages authentiques, envoyés à un ami qui refusait de hurler avec les loups.