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Fernando Pessoa ou l’inconfort intellectuel

Les Belles Lettres rééditent sa "Chronique de la vie qui passe"


Fernando Pessoa ou l’inconfort intellectuel
D.R.

Si la littérature portugaise reste relativement méconnue chez nous, ce n’est pas faute de compter, au fil des siècles,  des auteurs remarquables, célèbres en Europe et au-delà. Parmi eux, Fernando Pessoa, de retour dans l’actualité grâce à la réédition de sa Chronique de la vie qui passe (Les Belles Lettres).


Riche  personnalité que celle de cet écrivain qui a abordé tous les genres, de la poésie au roman, de l’essai philosophique à la chronique souvent polémique – genre où il excellait particulièrement. A vrai dire, une personnalité aux multiples facettes, non dépourvue de contradictions – ce dont il avait pleine conscience.

Sous le signe des Gémeaux

En témoigne cette confidence : « Nombreux sont ceux qui vivent en nous : Si je pense, si je ressens, j’ignore qui est celui qui pense, qui ressent. Je suis seulement le lieu où l’on pense, où l’on ressent. » De quoi conforter un astrologue qui verrait en lui le Gémeaux archétypique, ce que viennent confirmer les nombreux pseudonymes dont il usa au long de sa carrière. Autant de masques, autant d’avatars d’un être en proie à mille tourments.

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Né le 13 juin 1888 à Lisbonne où il mourut le 30 novembre 1935, cet auteur prolifique fit rayonner la langue portugaise jusqu’en Afrique du Sud où il passa une partie de son adolescence et acheva ses études supérieures au Cap, avant de regagner Lisbonne en 1905, nanti du diplôme d’Intermediate Examination in Arts. Il publie, vers 1905, ses premiers poèmes en anglais. Dès lors, le poète aussi idéaliste qu’introverti va mener une existence teintée de mélancolie et de pessimisme dont son œuvre portera le reflet. Ces  pensées, extraites du Livre de l’intranquillité, ouvrage posthume, illustrent à merveille un tel état d’esprit : « Nous n’aimons jamais vraiment quelqu’un. Nous aimons uniquement l’idée que nous nous faisons de ce quelqu’un. Ce que nous aimons, c’est un concept forgé par nous – et, en fin de compte, c’est nous-même ». Ou encore, « La solitude me désespère ; la compagnie des autres me pèse. » Une désespérance dont l’expression se manifeste à travers d’autres voies, de l’érotisme au mysticisme en passant par le nationalisme et l’ésotérisme. En filigrane, une soif de modernité assortie d’une détestation de tout ce qui touche à l’ancien monde.

Ainsi s’élabore l’œuvre d’un essayiste qui est aussi un redoutable pamphlétaire, volontiers  provocateur.  L’alcoolisme où il a sombré mettra fin prématurément à son existence. Une trajectoire en conformité avec la tonalité de ses écrits, qu’il s’agisse de poésie ou de prose, de fiction ou d’essais philosophiques, de réflexion ou de polémique. La découverte d’une malle contenant 27 543 manuscrits inédits  a donné lieu à un début de publication en 1982. Cette partie immergée de l’iceberg promet déjà une œuvre posthume considérable.

Une « thérapeutique de libération »

Les premiers textes en prose parus dans des revues et journaux du vivant de l’auteur, entre 1912 et 1919, furent  réunis et publiés en portugais en 1980. Rassemblés sous le titre « Chronique de la vie qui passe », ils donnent une idée juste de celui qui voyait dans la contradiction « une thérapeutique de libération ». Ainsi, en 1915, participe-t-il au lancement d’Orpheu, revue littéraire d’avant-garde dont il écrira, l’année suivante, que sa publication « a planté une oasis dans le désert de l’intelligence nationale ». La revue compta seulement deux numéros. Le premier obtint un grand succès. Par la suite, Pessoa, résolument anarchiste et anti-bourgeois, jouera délibérément la carte de la provocation – quitte à entrer en conflit avec des rédacteurs-en-chef qui n’hésiteront pas à le rayer de la liste de leurs collaborateurs.

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Toutefois, et là réside son originalité, l’écrivain ne se laisse jamais submerger par une agressivité « primaire ». Ses textes sont souvent empreints de nostalgie romantique. Beaucoup baignent dans la poésie et tous laissent apparaître sa sensibilité, même si celle-ci emprunte volontiers le masque de la dérision. Le recueil est, en somme, parfaitement représentatif de la personnalité complexe de son auteur. Une manière de condensé explicite de l’art et de la manière d’un écrivain atypique.

« Chronique de la vie qui passe » (Les Belles Lettres, 450 pages) fait aujourd’hui l’objet d’une réédition fort opportune. Sur la couverture, un portrait expressif de Pessoa, dû à José Soral de Almada Negreiros, donne déjà le ton du recueil. Réunis, annotés et présentés par José Blanco, traduits du portugais par Simone Biberfeld et Dominique Touati, les textes qui le composent bénéficient d’un somptueux appareil critique qui permet d’en goûter toute la saveur et de les replacer dans leur contexte. Quelques titres attestent de la variété des thèmes abordés. Outre l’article d’Orpheu, déjà cité, et les six chroniques qui ont donné à l’ensemble son titre générique,   de « Manque de logique… passéiste » à « Comment organiser le Portugal » en passant par « Mouvement sensationniste » ou « L’opinion publique », un panorama complet des préoccupations, des passions et des aversions de l’écrivain. Même s’il est difficile, voire impossible, d’adhérer sans restriction ni réserve à toutes ses prises de position, parfois dogmatiques, celui-ci demeure attachant par son style. Sa sensibilité  et son ironie lui confèrent une incontestable originalité. Telle est la magie de la littérature. Notre époque compte, hélas, si peu de magiciens talentueux que Pessoa ne saurait être que le bienvenu.

Chronique de la vie qui passe, Les Belles Lettres, 3 mars 2023.

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Journaliste et écrivain, a enseigné les lettres classiques au lycée et l'histoire du jazz à l'université.

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