« L’exemple » suédois en matière d’égalité de genre se fissure. À force de contraindre les universités à la parité en dépit du mérite, les étudiants recalés poursuivent l’État en justice, et dans le monde du travail, certains secteurs voient une surreprésentation d’un des deux sexes. C’est le « paradoxe scandinave ».
La Suède est l’un des pays les plus progressistes et volontaristes au monde en matière de promotion de l’égalité de genre. C’est à ce titre un laboratoire intéressant en matière d’innovation sociale. Cette social-démocratie moderne est ainsi souvent érigée en exemple, au même titre que ses voisins scandinaves. Toutefois, ce modèle de vertu semble s’étioler, à mesure que son idéal multiculturaliste se fissure, que l’insécurité instille le social et que les identités culturelles traditionnelles rejaillissent avec fracas.
Discriminer pour lutter contre les discriminations
La Suède est un pays paradoxal du point de vue des luttes pour l’égalité de genre. Toute discrimination fondée sur ce critère y est – et c’est heureux – juridiquement proscrite dans l’univers professionnel depuis les années 1980. En 2009, cette condamnation s’est muée en contrainte pesant sur les employeurs, les enjoignant à promouvoir activement l’égalité entre les hommes et les femmes. Ainsi est-on passé d’une raisonnable mesure de protection technique à une exigence vis-à-vis des orientations « morales » des individus. Par ailleurs, si la pratique stricte des quotas est interdite dans ce pays, il existe une tolérance, voire une incitation, à exercer des « préférences » pour un sexe entre deux individus qui présenteraient des qualifications et des qualités comparables.
La Suède constitue, avec les États-Unis, une référence politique en matière de traitement des discriminations. Dans l’un et l’autre pays, on a oublié que ce qui importait, c’était avant tout l’égalité des chances, pour se perdre dans les méandres de l’obsession jamais assouvie d’une égalité des répartitions statistiques. Cette obsession se traduit par une réduction outrancière de la complexité des phénomènes à l’œuvre. Elle relève d’un postulat mal établi en vertu duquel toute asymétrie perceptible entre des communautés d’individus serait la marque d’un processus discriminatoire. Plus précisément, cette position dogmatique prônée par le progressisme de notre époque prétend que les différences constatées entre les individus émanent essentiellement de défauts du social, déniant largement la naturalité des phénomènes observés. Ce que cette thèse a de commode, c’est que le social est un objet du champ politique, et que ce dernier est parfaitement manipulable dans une telle perspective constructiviste.
La création de victimes « positives »
La France n’est pas en reste en la matière. Le 6 juin 2000, lorsqu’elle promulgue la « loi tendant à favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », elle procède par la coercition en imposant une égalité obligatoire des candidatures pour les scrutins de liste et même une alternance des candidats de chaque sexe sur les listes. Il ne s’agit plus d’offrir à tous les mêmes chances de pouvoir s’investir dans les affaires politiques, mais de contraindre les faits de manière à produire un parfait équilibre statistique entre les individus selon leur sexe, au mépris des processus sociaux complexes de nominations, d’alliances et de concessions politiques tactiques qui se produisent par essence. Dans les pays anglo-saxons, on complexifie même ces partitions imposées en y ajoutant des critères fondés sur la race ou sur l’orientation sexuelle. La question des implications néfastes de tels mécanismes de discrimination forcée y est généralement évincée du débat. Pourtant, elle importe.
En Suède les universités peuvent pratiquer une forme de discrimination dite « positive » depuis 2003, de manière à diversifier des cursus majoritairement féminins ou masculins ; les hommes et les femmes bénéficient ou pâtissent de ces dispositifs selon leur orientation scolaire. Ainsi les étudiants hommes ont-ils pu se voir octroyer préférentiellement des places au sein de filières majoritairement féminines comme la psychologie ou la médecine. Les femmes représentent par ailleurs 60 % de la population étudiante globale de ce pays, surreprésentation que l’on voit se confirmer dans la plupart des pays occidentaux, les jeunes femmes montrant en moyenne plus d’aptitudes scolaires que leurs camarades masculins.
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Dans certaines filières, il est attesté que plus de 90 % des refus d’admissions induits par des considérations d’équilibre de genre ont pu affecter des étudiantes méritantes autour des années 2010. C’est ce qui a par exemple mené 31 étudiantes en psychologie de l’université de Lund à poursuivre leur établissement en justice pour traitement inéquitable en 2008. Quelques années plus tard, 44 femmes ont reçu plusieurs milliers d’euros de dédommagement financier pour avoir été discriminées au profit d’hommes à l’Université suédoise des sciences agricoles, encore une fois du fait même des mécanismes de préférence de genre en place. Ces injustices ont conduit l’ancien ministre de l’Enseignement supérieur du pays, Tobias Krantz, à affirmer en 2015 : « le système éducatif doit ouvrir des portes, pas en claquer à la figure de jeunes femmes motivées », battant en brèche les politiques iniques menées jusqu’alors et invitant le pays à revoir ses mécanismes discriminatoires.
Il ne saurait y avoir de discrimination, ni « positive » ni « heureuse », ces locutions relèvent de l’oxymore. L’exemple suédois l’atteste et il n’est pas isolé.
Le « paradoxe scandinave » ou le retour en force du réel
On peut par ailleurs s’interroger sur le fait que dans certains des pays les plus progressistes du monde, on relève des disparités professionnelles ailleurs inconnues : en Norvège, les femmes occupaient en 2010 près de 90 % des postes d’infirmiers, alors que les ingénieurs étaient des hommes dans les mêmes proportions. Selon le « Global Gender Gap Report », publié en 2020 par le Forum économique mondial, les déséquilibres au sein de ces filières sont au moins deux fois plus importants que dans certains pays pourtant réputés moins « volontaristes », comme l’Inde ou l’Indonésie. C’est ce que l’on nomme le « paradoxe scandinave » : plus on biaise les phénomènes sociaux pour gommer artificiellement les différences de genre, plus certaines d’entre elles se trouvent exacerbées. Plusieurs décennies de travaux en sciences politiques, en anthropologie et en sociologie l’ont bien montré : on ne manipule jamais impunément le réel.
Sami Biasoni est docteur en philosophie de l’École normale supérieure, professeur chargé de cours à l’Essec. Dernier ouvrage paru : Malaise dans la langue française (dir.), 2002. À paraître en 2023 : Le statistiquement correct (Le Cerf).
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