La langue française serait malade de sexisme. À l’Université, beaucoup s’emploient à essayer de la «guérir». Une analyse de Yana Grinshpun, maître de conférences en linguistique française à Paris III-Sorbonne Nouvelle.
L’écriture inclusive est un sujet aussi inépuisable que l’antisémitisme. On croit avoir tout dit et tout démontré pour endiguer le phénomène [1], mais rien n’y fait, le thème revient toujours et avec les mêmes revendications : justice pour les femmes, ces malheureuses « invisibilisées » par la langue, épuration de la langue « masculinisée » par de méchants grammairiens du XVIIe siècle et fabrique d’une langue « pure », dépourvue de discriminations. On se demande seulement comment il se fait qu’aucun linguiste n’ait remarqué ces crimes commis par la langue française, avant l’avènement de l’hégémonie néo-féministe ? Comment les spécialistes du langage n’ont pas perçu qu’écrire « chers collègues » était l’expression d’un sexisme intolérable, que l’expression « ceux qui m’aiment me suivent » couvrait les femmes d’une cape d’invisibilité ? Comment n’ont-ils pas compris que l’existence des formes neutralisant toute opposition sexuelle (ce qu’on appelle en grammaire « le masculin neutre ») n’était au fond qu’une tentative de l’emprise « androcentriste » ? Comment je n’ai pas compris que l’entrée à la salle des enseignants m’était interdite (enseignants étant au masculin neutre) et que la cantine pour étudiants excluait l’entrée des filles ?
Médecins de la langue
Eh bien, la réponse est simple. Les docteurs Knock (surtout les doctoresses, en fait), n’ont pas été jusqu’à présent aussi puissants au sein des sciences du langage. C’est avec la mise en place du monde imaginaire du gender, celui qu’on nous vend comme « la construction sociale », comme « le ressenti » de l’âme indépendante du corps, que les plus doués parmi les charlatans ont commencé à confondre sciemment ce genre-là (« construction sociale relevant du ressenti personnel ») avec le genre grammatical, inhérent aux substantifs du français. Une armée de médecins de la langue a été enfin formée et elle s’est attelée alors à la traque du genre grammatical en langue française déclarée malade d’androfallogocentrisme. Le knockisme linguistique est né. Il a déclaré que la grammaire était un manifeste sexuel qui favorise la domination masculine, sous prétexte que « le masculin l’emporte sur le féminin ». Et peu lui chaut que cette phrase n’existe dans aucun manuel de grammaire du français. Qui va aller vérifier ? [2] Par conséquent, ô trouvaille !, l’homme domine la femme! Le genre grammatical et le sexe biologique sont déclarés être intrinsèquement liés, et la plus grande imposture linguistique du siècle commence. La structure de la langue expliquerait la structure sociale et notre vision du monde ! Le Russe n’a pas de futur morphologique ? C’est que la Russie n’a pas d’avenir. L’espagnol a deux verbes « être », c’est que les Espagnols sont beaucoup plus « étants » que nous-autres. En dyirbal, l’un des quatre genres grammaticaux est celui des noms désignant les hommes et les animaux, et l’autre les femmes, le feu et le combat, le troisième la nourriture non-animale et le quatrième tout le reste. C’est que les aborigènes d’Australie étaient féministes et végans avant l’heure !
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Des articles à prétention académique, signés par des détenteurs de titres universitaires cautionnent ces thèses absurdes et contribuent à leur propagation. On pourrait, en toute bonne foi, s’en étonner, sachant que le réel prouve le contraire de cette domination « imaginaire » dans les sociétés occidentales et que cette vision inédite de la langue relève de l’ignorance. Il n’y a qu’à faire un tour dans les Universités françaises, jeter un coup d’œil sur les ministres actuels ou se promener dans les couloirs du Palais de Justice pour voir des femmes professeures, des femmes présidentes des Universités, des femmes magistrates, des femmes journalistes, des femmes ministres et j’en passe. Par ailleurs, si le genre grammatical influe sur le réel, les Anglais ou les Turcs ignoreraient tout de la différence sexuelle, les pays anglophones ou turcophones seraient habités par des êtres asexués, car ni l’anglais moderne ni le turc n’ont de genre grammatical ; et la Russie serait le paradis des « a-genre », et autres êtres asexués avec son genre grammatical neutre.
Université inclusive avec… les thèses les plus farfelues
Beaucoup a été déjà dit et écrit sur les pages de Causeur à ce propos. Mais rien n’y fait, le thème reste d’actualité, l’inclusivisme s’est solidement installé à l’Université, l’imposture intellectuelle, étant ainsi solidement cautionnée par ceux mêmes dont on attendrait de la résistance au lyssenkisme linguistique. Ceux-là, les progressistes, vous répondent : « Mais quelle idée de s’intéresser au savoir au détriment de la bonne santé morale ? La langue française est malade de sexisme, on va la guérir ! ». Et hop, c’est parti, on a commencé à voir des modes d’emplois divers et variés, des guides de la langue inclusive, des recommandations émanant de toute sorte de hauts conseils et de basses cours néo-féministes. Que chacun et chacune ou toutes et tous de celles et ceux qui lisent Causeur s’émerveillent de cette prose universitaire qui excelle dans la promotion du knockisme :
« Il est essentiel de communiquer avec vos étudiant.e.s pour qu’ils et elles sachent si vous pourrez ou non vous rendre à l’université et comment ils et elles doivent travailler. Que vous puissiez vous rendre en cours ou non, veillez à mettre à la disposition des étudiant.e.s le matériel pédagogique nécessaire afin que ceux et celles qui ne pourraient pas rejoindre l’université aient moyen de rattraper le cours. L’expérience de la crise sanitaire a montré que les étudiant.e.s ne peuvent pas enchaîner cours présentiels et cours en visio et qu’ils et elles ne disposent pas tou.te.s d’un ordinateur et d’une pièce au calme à une heure donnée »
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Trêves de moqueries. Vous en avez marre ? Alors, passons aux choses sérieuses. Les gens normaux ne lisent pas les traités savants, encore moins les traités de linguistique. Alors voici que trois linguistes ont rédigé une petite synthèse à l’usage des gens de bonne foi qui n’ont pas le temps de se pencher sur tous les travers du knockismo-lyssenkisme (dans la guerre des néologismes, nous ne sommes pas à la traine !) et qui est accessible ici.
Voici quelques arguments pour en donner un avant-gout aux lecteurs :
– L’idée de l’écriture inclusive repose sur une confusion des termes. Genre grammatical n’a rien à voir avec une quelconque conception socio-philosopho-féministe du « genre » comme « construction sociale ». Masculin et féminin appliqués à des signes linguistiques ne signifie pas mâle et femelle. Ce sont des classes de mots, pas des catégories sexuelles. La langue ne fonctionne pas selon une correspondance entre la réalité et les mots : dire « la foule était hilare » emploie le singulier, alors que foule réfère à une pluralité de personnes. Le fait que le mot « foule » soit au féminin ne dit rien sur le sexe des personnes susceptibles de la composer. Le genre des mots n’est pas dans un rapport systématique avec le sexe (ce type est une crapule ; Marie est un cancre); le fournisseur ne désigne ni un homme ni une femme, mais une entreprise, etc.). Les configurations du sens ne se réduisent pas à la seule désignation sexuelle. On ne peut donc en tirer de conclusions sociales.
– Le genre grammatical en français comprend aussi des fonctionnements neutres (quoi de plus beau que les jolies femmes !). Pour les humains, la forme dite « masculine » fonctionne le plus souvent comme un neutre ou un impersonnel et ne possède pas de valeur sexuée (il pleut, ils vont augmenter les impôts ; à Paris, ils roulent comme des fous, les gosses, ça crie tout le temps, on cherche quelqu’un pour un poste de directeur). On ne peut pas mettre au féminin ou en écriture inclusive des énoncés comme « je me fous de savoir si l’avocat est une avocate » : on a besoin du « masculin » morphologique (la morphologie touche à la forme du mot) pour exprimer le neutre sémantique. Quelqu’un a une forme morphologique du masculin, mais ne renvoie pas forcément à un être du sexe masculin. Dans quelqu’un frappe à la porte, on ne sait pas justement de qui il s’agit : d’une femme ou d’un homme.
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– La revendication de « visibiliser les femmes » est une métaphore, comme l’est « inclure les femmes » qui n’a aucun sens pour la grammaire : la langue ne « visibilise » ni « invisibilise » rien ni personne, elle n’exclut pas, n’inclut pas. Elle permet de parler de tous et de tout, car c’est une institution symbolique. Quand l’on ne parle pas de femmes, l’on ne les « invisibilise » pas, elles ne sont pas l’objet du discours, même si cela peut blesser le narcissisme paranoïaque de certaines. Ce n’est pas non plus un instrument de promotion identitaire. À cet égard, la prétention du Manuel d’Écriture Inclusive (« Faites avancer l’égalité femmes-hommes par votre manière d’écrire ») relève du charlatanisme et non d’une relation avérée entre langue et organisation sociale. La langue évolue dans ses formes, de même que la société évolue dans son organisation, mais il n’existe pas de lien de causalité entre les formes de la langue et la hiérarchisation sociale…
Nos Knock des sciences du langage ne lisent pas les textes fondateurs de la linguistique contemporaine qui contredisent jusqu’au moindre point l’imposture intellectuelle et le bavardage militant ignare. Cela se comprend, car l’écriture inclusive est, entre autres, une opération commerciale, devenue politique, qui a fait suite à son dépôt comme nom de domaine en 2016 et au développement de l’activité d’une « agence de communication et d’influence », Les Mots Clés [4], qui vend du consulting et des formations. Elle n’émane ni des usages spontanés, ni de l’évolution naturelle de la langue, mais du militantisme marchand des vendeurs d’orviétan et de leurs idiots utiles et ignorants qui peuplent les facs des pays francophones.
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[1] Szlamowicz, J. (2018), Le sexe et la langue, Grinshpun, Y. et Szlamowicz (2021), Le genre grammatical et l’écriture inclusive, Charaudeau, P. (2021), La langue n’est pas sexiste, Grinshpun, Y. et Szlamowicz, J. (2021) Les crises langagières etc.
[2] Manque de chance, André Chervel, historien de l’éducation et agrégé de grammaire, est allé éplucher de très nombreux ouvrages portant sur la langue française pour découvrir que…une formulation approchée de cette expression a été utilisée deux fois, la première au XVII° siècle dans un obscur opuscule d’Alcide de Sainte Maurice et dans un manuel de 1887 avec l’exemple suivant : « La mère et le père sont contents », ce qui est absolument scandaleux, n’est-ce pas ?, car octroie des privilèges insoupçonnés au père.
[3] Jean Szlamowicz, François Rastier et Yana Grinshpun
[4] https://www.motscles.net/ecriture-inclusive
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