J’avais 24 ans, j’étais dans le bureau de Claude Lefort, à l’École des hautes études, passablement vexée : il venait de me signifier qu’il refusait de diriger ma thèse, dont le sujet était, il faut dire, assez vaguement défini – quelque chose comme une approche féministe de Rousseau. Laissant Rousseau de côté, il ne voyait pas, me disait-il, sur quel sujet portait la revendication féministe, quel en était le mobile actuel.
– « Monsieur, lui dis-je fièrement (et d’autant plus fièrement que je n’avais rien à perdre), dans un monde où les hommes peuvent acheter le corps des femmes, il y a toujours motif à la révolte féministe. »
– Il me regarda fixement, sans se laisser intimider, et demanda : « Que croyez-vous qu’ils achètent ? »
Cette question m’est restée. Parce qu’elle est pauvre en expérience humaine, la jeunesse se paye facilement de mots. Bien entendu, les clients n’achètent pas le corps des femmes, ils ne repartent pas avec. On pourrait tout au plus affirmer qu’ils en louent une partie – c’est à ce titre qu’on rapproche parfois le travail de la prostituée de celui du masseur, de la shampouineuse ou du kinésithérapeute, tous métiers de contact physique. Cependant, clairement, la spécificité de la prostitution se perd dans ce genre de comparaisons.[access capability= »lire_inedits »] Tâchons de ne pas l’édulcorer.
Les clients n’achètent pas un corps, ils achètent un ticket d’entrée sur un théâtre d’illusions. Ils sont venus chercher des émotions fortes. Comme les vitrines d’Amsterdam ou le monde flottant de l’ancien Japon, le bois de Boulogne est une scène. Des formes de femmes y surgissent dans la lumière des phares. On a connu des mises en scène plus confortables et plus raffinées. Pour les prostituées, on ne peut guère parler de progrès.
Mais enfin, telle qu’elle est, cette scène forme pour les hommes une alternative à la vie quotidienne ; pour certains, cette alternative est vitale. Il faut ajouter que, sur ce théâtre, tous ne sont pas en quête des mêmes sensations. Outre les plaisirs variés qu’elle procure, la scène prostitutionnelle dispense au moins trois genres d’illusion.
La première est la croyance en un monde du sexe à l’état pur. Dans les rues mal famées, on trouverait le sexe en lui-même, délivré du fatras de liens sentimentaux, des attendrissements et des engagements qui l’enserrent et l’étouffent dans la vie réelle. Ici, les femmes sont idéalement disponibles. Réellement, elles « ne pensent qu’à ça ». Ici s’exerce comme en rêve la toute-puissance phallique : où je veux, quand je veux. Il va de soi que les moralistes et les femmes ordinaires ne sont pas à court de répliques : le sexe vénal n’est pas le sexe comme tel; on peut aussi soutenir que la toute-puissance, comme l’emportement tyrannique, est la ruine de la puissance car, en amour comme en politique, la puissance ne s’affermit qu’en se limitant. N’entrons pas dans ce débat. Avant de dégonfler une illusion, il faut la prendre en compte. Que la prostitution fasse apparaître le sexe comme tel, cela tombe sous le sens. Le deuxième genre d’illusion est moins apparent. Il faut se rappeler que les hommes sont classés par les femmes dont ils disposent. Il est courant qu’un homme riche s’affiche avec une actrice, un mannequin, une Miss.
Ce lien entre la puissance et la beauté faisait le fond de l’argument de Michel Houellebecq : la hiérarchie de la réussite sociale est redoublée par une hiérarchie de la réussite sexuelle, de sorte que les vainqueurs sur un plan sont aussi les jouisseurs sur l’autre plan. Là encore, il y a bien des objections : si la concurrence des mâles pour la jeune et jolie fille est un fait indéniable, la monogamie chrétienne complique certainement le jeu. La femme de Bill Gates ne confirme pas la vision de Houellebecq. Reste que cette vision est répandue, particulièrement chez les perdants : bien des hommes ont le sentiment d’être exclus des places enviables dans le monde du travail, et repoussés par les femmes aimables dans le monde du loisir. À tous ceux qui enragent d’être dans de mauvais draps, la prostitution offre une compensation imaginaire, une échappatoire pour éviter, mitiger ou voiler la dure hiérarchie des mâles entre eux. Soudain, le perdant peut jouir des faveurs d’une jeune blonde, d’une
Noire ou d’une brune. D’un coup de baguette magique, l’homme lambda s’égale au mâle alpha. Égalité provisoire, égalité imaginaire, mais égalité tout de même. La vie l’avait mal servi, la prostitution répare magiquement ce triste sort, ou du moins jette par-dessus le voile d’une illusion.
La prostitution desserre l’étau. Cette illusion est moins consolatrice que vengeresse. Elle concerne uniquement le rapport des hommes aux prostituées, car les femmes ne se mesurent pas entre elles de cette façon, par l’attrait physique de leurs compagnons respectifs. De ce point de vue, les femmes sont classantes car elles ne sont pas classées. Bien sûr, il arrive qu’un gigolo soit désiré pour son charme et sa jeunesse, mais pas parce qu’il est une arme contre d’autres femmes, une preuve de supériorité sur elles : à ma connaissance, cette motivation n’existe pas.
Le troisième genre d’illusion est l’illusion amoureuse elle-même. Il ne faut pas méconnaître sa puissance persévérante, dans des conditions qui semblent l’exclure. Cette fois, le motif est mixte. Pour les femmes vieillissantes comme pour les hommes de tous âges, ce n’est pas forcément l’orgasme qu’on achète, ce peut être aussi le souvenir que l’amour existe. Le recours à la prostitution apparaît dans le parcours de grands poètes érotiques comme
Verlaine ou Auden. Ce dernier disait, à la fin de sa vie, que seuls les Philistins – c’est-à-dire les bourgeois – méprisent le sexe vénal. Venant de lui, ce mot donne à penser. Celle ou celui qui vend ses charmes peut être le dernier refuge de l’amour sur terre, la dernière auberge, aussi incommode et triste qu’on voudra, mais qui accueille encore quand tout s’est refermé. Avant de la dire sordide, il faudrait savoir si la vie absolument privée d’Eros ne l’est pas davantage.
Entre le dégoût de la réalité et le charme poignant du mensonge vénal, c’est-à-dire entre l’absence d’amour et son triste reflet, il faut espérer ne jamais devoir choisir.
La prostitution est une scène sur laquelle se joue une représentation. C’est cela qu’on y achète. Toute prostituée est donc aussi une actrice. Elle est pourvoyeuse d’illusions diverses qui peuvent être brutales, vengeresses ou consolatrices selon que le client recherche auprès d’elle l’accès à la sexualité comme telle, l’abolition de la hiérarchie sociale ou la persévérance de l’illusion amoureuse. Certes, la représentation qu’ordonne la prostituée est très particulière puisqu’elle est en même temps une réalité. Il se passe quelque chose dans la passe, comme il se passe quelque chose au cours d’une corrida, autre cas de spectacle réalisant.
L’actualité du fait physiologique – l’agonie de l’animal ou l’orgasme du client – cloue à la représentation : c’est maintenant que ça se passe. Comment ne pas comprendre la répugnance pour cette brutalité effective ? Ce qui attache le spectateur à ce genre de représentation est barbare.
Pourtant, dans les deux cas, le spectacle existe aussi pour lui-même, et ce spectacle est cosa mentale. Il répond, sur un mode esthétique et imaginaire, au besoin d’autre chose que la vie ordinaire. Je n’imagine certes pas qu’il comble ce besoin : j’espère de tout mon cœur que les clients repartent Gros-Jean comme devant, mon vœu est qu’ils finissent par sentir le néant de ce qu’ils achètent, et qu’ils parviennent à nouer un rapport au féminin moins brutal et plus heureux. L’intercompréhension des sexes, telle est la seule perspective qui convienne à la société mixte. Le projet socialiste de prohibition ne fait pas avancer d’un millimètre dans cette direction. Appuyé sur un nouveau féminisme vindicatif et répétitif, il en barre le chemin.[/access]
*Photo : Jacques Brinon/AP/SIPA. AP21415994_000001.
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