Le poème du dimanche
Reprendre, le temps d’un week-end par exemple, Pierre Bettencourt (1917-2006) et ses Fables fraîches pour lire à jeun. On peut lire aussi Les plaisirs du roi (paru à l’origine chez Losfeld dans une édition que je cherche en vain depuis longtemps).
On peut tout lire, en fait, de Pierre Bettencourt qui était peintre, sculpteur, poète. On trouve encore la plupart de ses livres, non massicotés, aux Editions Lettres Vives. Bettencourt, c’est un Michaux – qui était son ami – en plus sensuel, plus franchement érotique. Ou un Marcel Béalu, dans le mélange de fantastique et de sexualité aussi élégante que morbide, voire un André Hardellet pour l’art de passer d’une dimension à l’autre avec une aisance souveraine, un naturel désarmant, comme si les frontières entre le rêve et la réalité n’existaient que par intermittences scintillantes. Deux poètes dont nous avons déjà eu, d’ailleurs, le plaisir de vous parler dans « Le poème du dimanche ».
Pierre Bettencourt, lui, ajoute de l’humour à sa prose ciselée, un humour à froid en quelque sorte. Il est finalement un des plus beaux surgeons de ce surréalisme auquel nous devons le plus grand bouleversement de l’imaginaire et de la perception au vingtième siècle.
Les sources d’encre
La France est le seul pays à posséder des sources d’encre. Elle en exporte à l’étranger. – On ne sait jamais, dit mon père. Faisons percer un puits dans le jardin. Si par bonheur nous touchons la nappe, notre fortune est assurée. On enfonça tubes après tubes, à l’aide d’un marteau-foreur : dix mètres, vingt-cinq mètres, cinquante, toujours rien. Là-dessus mon père mourut, les biens furent dispersés, j’étais le cadet, et seul me revint l’emplacement du puits. C’était ma dernière chance. Faute de moyens, je poursuivis moi-même les travaux, cinquante mètres, soixante, cent vingt-cinq : la vie passait. Quand, un beau soir de juin, un jet chaud m’aspergea le visage : c’était sans couleur, c’était comme de l’eau. Je n’en croyais pas mes yeux, m’être donné tant de mal pour ça, non ! j’en pleurais. Je vendis ma part au premier venu et j’entrai dans un couvent. La semaine d’après, dans tous les journaux du pays, on annonçait en grandes manchettes la découverte d’une nouvelle source d’encre sympathique. Il y en avait quatre en France et j’étais le seul à ne pas le savoir.
Pieds à pieds
Ma femme et moi, nous avons une façon de coucher ensemble qui pourra paraître un peu bizarre : ni face à face, ni dos à dos, mais plante des pieds contre plante des pieds. Toute notre sensibilité s’est réfugiée là, et nous passons des heures à nous chatouiller ainsi avant de dormir. Mais que dans un rêve, l’un de nous replie sa jambe et perde contact, l’autre se réveille : il y a quelque chose qui ne passe plus. Nous n’avons pas d’enfants, nous ne savons pas exactement comment il faut s’y prendre pour en faire, et nous n’avons jamais osé demander. Nous sommes heureux ainsi, dans nos lits bout à bout. Chacun est le sol de l’autre, l’hémisphère du Tout entier.
Comme un fauteuil Voltaire dans une bibliothèque en ruine
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