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“Babylon”: mort et résurrection de Brad Pitt

"Babylon" de Damien Chazelle, en salles actuellement


“Babylon”: mort et résurrection de Brad Pitt
Brad Pitt et Diego Calva dans "Babylon" (2023), film de Damien Chazelle © Paramount Pictures

Attention chef-d’œuvre! clame notre chroniqueur. Ah oui? Un film avec Brad Pitt, vraiment? Une exaltation de l’âge d’or d’Hollywood, dans le passage du muet au parlant? Allons donc! Mais on a vu cela dix fois — à commencer par Chantons sous la pluie, non? Ou The Artist? Alors, qu’a donc de plus le film de Damien Chazelle?


Nous savions depuis Whiplash que Damien Chazelle dirige admirablement les acteurs. Et qu’il est le petit génie des plans-séquences, voir ce fabuleux travelling dans la séquence d’introduction de Lalaland. Il a additionné ces deux qualités, si rares dans le cinéma contemporain où l’on détaille toute scène en petits morceaux, faute de pouvoir compter sur des acteurs compétents, pour penser Babylon, qui vous laissera sans voix. 

À la sortie du cinéma, le seul mot qui me venait, en boucle, était « virtuosité ». Je sais que dans notre ère de petits esprits raisonneurs, la brillance n’est pas recommandable ; mais Chazelle est un réalisateur brillant, d’un bout à l’autre d’un film qui dure pourtant 189 minutes, que l’on ne voit pas passer. 

Le cinéma est étymologiquement ce qui bouge. Et pour bouger, Babylon déménage. Dans la première demi-heure, la séquence de la fête chez Don Wallach (un producteur auquel on a fait la tête de Harvey Weinstein) est une frénésie, un feu d’artifice d’une précision millimétrée : Chazelle, comme jadis les grands artistes baroques, est capable de filmer la folie en la réglant au centimètre près.

Je n’ai pas toujours été tendre avec Brad Pitt, qui a souvent été un gros paresseux. Angelina Jolie, qui n’a jamais été que la démonstratrice de ce que l’on peut faire à une paire de seins avec un peu d’hélium, l’a pétrifié longtemps dans des rôles insignifiants. Le comble de cette insignifiance fut le Il était une fois Hollywood de cette outre pleine de vent et d’autosatisfaction qu’est Quentin Tarantino.
Je n’avais pas aimé cette pâtisserie écœurante. A mon avis, Damien Chazelle non plus : il a récupéré deux acteurs essentiels qui y jouaient, Brad Pitt et Marot Robbie, et a tourné son film dans le même quartier de Los Angeles, Bel air, mais en situant l’action à l’époque où ce n’était qu’un moutonnement de collines arides.
Sauf qu’il a insufflé à Brad Pitt l’ambition de prouver qu’il était un grand acteur. Il aura 60 ans à la fin de l’année. Un sex symbol sexagénaire, cela ne se peut pas : alors Chazelle filme en gros plan les rides et les poches sous les yeux de sa star, et son regard désabusé. Il y a une séquence qui sera d’anthologie dans toutes les vraies écoles de cinéma, où la star en train de dégringoler vient demander des comptes à la journaliste impitoyable que joue Jean Smart— qui est septuagénaire, elle. Maquillée, plâtrée, marquée déjà par la mort, elle inflige à Brad Pitt un petit cours sur le destin des acteurs : ils s’étiolent, ils disparaissent, mais ils existent pour l’éternité sur la pellicule. Les gens qui les ont connus disparaîtront aussi, mais des millions d’enfants à venir s’extasieront devant eux. Si, comme le proclamait Céline, l’amour, c’est l’éternité à la portée des caniches, le cinéma est l’éternité à la portée des fantômes.

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Damien Chazelle les a poussés, l’un et l’autre, si loin dans leur zone d’inconfort, face au miroir impitoyable que chacun tend à l’autre, qu’ils y ont trouvé l’étincelle de génie qui transmue un dialogue ordinaire en scène d’anthologie.

Margot Robbie, plus belle et mieux filmée qu’elle ne l’a jamais été, défoncée d’un bout à l’autre, tient là le rôle de sa vie : elle ne vieillira pas, elle, elle restera éternellement jeune, dans les mémoires, comme Garbo.

Quant à Tobey « Spiderman » Maguire, en truand maladif sadico-paranoïaque, il est tout bonnement époustouflant.

Puis il y a le petit dernier, Diego Calva, un acteur mexicain qui joue le Latino de service, l’homme à tout faire qui sera brièvement le génie du passage au parlant. Et qui finira, à moitié chauve, dans un cinéma de 1952, à regarder Chantons sous la pluie, à se souvenir, à pleurer sur sa jeunesse enfuie, et à rire devant le spectacle de l’immortalité. Qui parmi nous prétendrait que Gene Kelly, Debbie Reynolds, Donald O’Connor ou Jean Hagen sont morts pour de bon, quand il suffit d’un clic pour les faire revivre ? Eh bien grâce à ce film, quelques acteurs sont entrés dans l’éternité.

Babylon ne camoufle pas ses références, c’est un film pour cinéphiles avertis qui peut se regarder sans rien y connaître. L’amateur d’histoire du cinéma y reconnaîtra l’éléphant qui ornait les décors de Griffith (rappelez-vous Good morning Babilonia, ce très beau film des frères Taviani en 1987). Ou le meurtre de la jeune Virginia Rappe par Roscoe Arbuckle, dit Fatty, lors d’une orgie en septembre 1921. Ou la succulente Clara Bow, star des années 1920, qui passait pour s’être offert les services amoureux d’une équipe entière de football américain. Quant à Brad Pitt, son personnage s’inspire évidemment de John Gilbert.

Le cinéaste Kenneth Anger a raconté ça, entre autres frasques inimaginables en nos temps de wokisme et de morale étroite, dans son Hollywood Babylon, dont Vincent Roussel a dit tout le bien que j’en pense il y a une dizaine d’années sur Causeur. Pas de hasard, les grands films sont faits de films et de livres — pas de bonnes intentions.

Le cinéphile reconnaîtra des références encore plus enfouies. Lorsque Margot Robbie / Nellie La Roy va voir sa mère dans un asile d’aliénés, comment ne pas se rappeler que Marilyn Monroe (qui apparaît fugacement, sur une affiche) allait visiter la sienne dans un autre asile ? Joyce Carol Oates a magnifiquement raconté ça, dans Blonde, le livre que vous avez lu pour vous consoler du navet pitoyable que Netflix en a tiré.

Au passage, Babylon tue par avance les films minables dont les bandes-annonces nous ont été infligées dans les dix minutes qui précédaient la séance. Du cinéma français bourré de bonnes intentions — mais on ne fait pas un chef-d’œuvre avec de bonnes intentions.
Babylon, dont la réalisation a été différée pour cause de Covid, a été mal accueilli aux USA : ils ont du mal à se concentrer sur trois heures d’intelligence et de virtuosité, là-bas, il leur faut le temps bref et répétitif des séries. Netflix va tuer le vrai cinéma. À vous de leur prouver que nous sommes globalement bien plus intelligents et artistes qu’eux : précipitez-vous, vous ne le regretterez pas.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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