Sur la China National Highway 315, l’omniprésence des forces de police et des militaires, conjuguée à la chaleur étouffante, rend l’atmosphère particulièrement oppressante. En ce mois de juin, la température dépasse allègrement les 40 degrés et les contrôles de police se multiplient, obligeant à présenter à peu près toutes les heures passeports et autorisations à des militaires très suspicieux. Lors d’un contrôle, deux policiers sont pris d’une crise de fou rire en regardant nos papiers : les Français sont une denrée rarissime dans cette province musulmane chinoise, peuplée majoritairement de Ouïghours (46 %) et de Han (39 %). Les forces de police et de sécurité du Xinjiang sont, elles, composées quasi uniquement de Han. Aussi sont-elles l’objet privilégié du ressentiment des Ouïghours vis-à-vis du pouvoir de Pékin.[access capability= »lire_inedits »] L’un des agents voudrait bien se faire immortaliser avec nous, mais il est strictement interdit de photographier policiers et militaires en uniforme. Son collègue lui suggère de se faire tirer le portrait en sous-vêtements pour ne pas contrevenir au règlement…
L’humour graveleux des auxiliaires du pouvoir central ne change rien aux craintes de Pékin vis-à-vis des liens qui pourraient se tisser entre les différents groupes séparatistes locaux et les réseaux islamistes qui sévissent dans les pays voisins. La guerre civile syrienne fait même redouter aux autorités la formation d’un vaste axe terroriste, qui s’étendrait du Proche-Orient au Xinjiang, une région limitrophe de la Russie, du Kazakhstan, de l’Afghanistan, et du Pakistan.
Le 5 juillet 2009, des violences interethniques entre Ouïghours et Han éclataient à Urumqi, la capitale, causant 200 à 500 morts selon les sources. La cause de ces affrontements se trouvait à plus de 4 000 kilomètres d’Urumqi, dans une usine de jouets de la province du Guandgong, où des rumeurs de viol avaient conduit au lynchage de deux Ouïghours par une partie des ouvriers han. Le traitement de l’affaire par la police chinoise, accusée de complaisance vis-à-vis des coupables, provoqua la colère des Ouïghours du Xinjiang.
Quatre ans plus tard, le Xinjiang est à nouveau en proie à de vives tensions. Le 23 avril 2013, des affrontements ont fait 21 morts à Kashgar, dont six policiers. Ces derniers mois, pour museler la contestation, les autorités ont déployé un dispositif de sécurité impressionnant sur les routes qui traversent le désert du Taklamakan, n’hésitant pas à transformer certaines oasis en véritables villes de garnison.
La ville nouvelle de Niya-Minfeng, dernière étape avant la nouvelle auto- route qui traverse 400 kilomètres de désert profond, n’est plus guère fréquentée par les touristes. Seuls quelques Taïwanais et Cantonais aventureux se pressent dans l’hôtel d’État. Comme toujours dans ce genre d’établissement, les chambres sont aussi décrépies que le hall est chargé de décorations, rubans et tentures. Le petit groupe de touristes se serre les coudes autour d’une table du lobby, retardant le plus possible le moment d’aller se coucher, sans oser toutefois mettre le nez dehors. On les comprend. Trois cents jours par an, Niya est balayée par les tempêtes de sable qui donnent au ciel une teinte déprimante de fin du monde perpétuellement reportée.
Sous ce couvercle grisâtre, la ville est sillonnée en permanence par des véhicules anti-émeutes et des petits blindés carrés qui jouent à Pacman sur les avenues désertes et poussiéreuses. Au sud, à partir de Niya, les deux provinces de Hotan et Kashgar sont quadrillées par l’armée. Cela n’a pas empêché les troubles violents qui, fin juin, ont fait plus de 40 morts dans les villes de Lukqun et de Hotan.
Malgré ces fortes tensions, le Xinjiang affiche aujourd’hui le plus fort taux de croissance économique de la Chine. À Korla, nouvelle capitale pétrolière du bassin du Tarim, 75 millions d’euros ont été investis pour réaménager le centre-ville et construire une promenade au bord de la rivière Kongque He qui traverse la ville, maintenant fréquentée par les cadres des sociétés pétrolières dont les gratte-ciel ont poussé partout en dix ans. À l’extrême sud-ouest, Kashgar, mythique étape de la Route de la soie, a été transfigurée en seulement dix ans et dresse désormais ses imposants buildings aux portes du désert, autour d’un lac artificiel sur les rives duquel adolescents et familles s’égayent le soir venu, tandis que le vieux quartier ouïghour a presque intégralement été balayé par les pelleteuses.
Dans un contexte de ralentissement économique et de tensions sociales, la Chine a désespérément besoin du Xinjiang et de ses ressources naturelles : désormais, c’est à plus de sept heures d’avion de l’orgueilleuse Shanghai que se joue une grande partie de l’avenir économique du pays. Partout dans le désert, les usines et les villes pionnières poussent comme des champignons. Répartis dans des immeubles de la même couleur que leur combinaison, rouge, jaune ou verte selon la société d’Etat qui les emploie, les ouvriers sont emmenés chaque matin jusqu’aux exploitations pétrolières par une armée de taxis. À 50 kilomètres de Hotan environ, alors que le paysage devient soudainement blanc au loin, comme si l’Antarctique succédait brusquement au désert, se dresse la plus grande usine d’amiante de Chine, presque fantomatique dans la brume épaisse. Tout est recouvert de poussière.
Deux kilomètres plus loin, on traverse un village ouvrier dont les bâtisses de terre cuite semblent souffrir sous les fumerolles et les exhalaisons du monstre. En continuant notre route, nous croisons encore une gigantesque usine dont le toit est surmonté de grands idéogrammes rouges qui proclament : « Merci à Deng Xiaoping qui nous a apporté la prospérité et la richesse. »
*Il était une fois le Xinjiang…
L’administration du Xinjiang, province de 1 660 001 km2, étendue comme deux fois et demie la France, a toujours été problématique dans l’histoire de la Chine moderne. L’importance stratégique de cet immense territoire, coincé entre les monts Altaï et les contreforts de l’Himalaya et en partie couvert par le désert du Taklamakan (270 000 km2), tient à l’abondance de ses ressources naturelles en minerais – 40 % de la houille chinoise – et en hydrocarbures – 30 % et 34 % du total des réserves pétrolières et gazières du pays. Au fil des siècles, la région a successivement été contrôlée par les Huns, les Tibétains, les conquérants musulmans et les tribus turcophones dont sont issus les Ouïghours. Le Xinjiang devient, au XIXe siècle, le théâtre des rivalités entre puissances coloniales et « seigneurs de la guerre ». La création d’écoles coraniques, souvent animées par des Turcs, est vue dès les années 1910 par les autorités provinciales comme un moyen de nourrir un senti- ment à la fois religieux et séparatiste. En 1917, le gouvernement provincial du Turkestan impose un strict contrôle sur les pratiques religieuses des Ouïghours, réglementant sévèrement les déplacements à l’étranger, dont le pèlerinage rituel à La Mecque. Le pouvoir chinois redoute encore plus la double menace, séparatiste et panturquiste, après la création, le 12 novembre 1933, d’une éphémère « République islamique du Turkestan-Oriental ». Plus d’un siècle après l’émergence du « double-pan » (panislamisme et panturquisme), le pouvoir chinois semble craindre que l’Histoire se répète. Peut-être pas complètement à tort.[/access]
*Photo: MAHAUX/ATLAS PHOTOGRAPHY/SIPA.00577991_000006
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