ELOGES DE LA PARESSE
JEUDI 26 SEPTEMBRE.
Deux cents ans et quelque avant Paul Lafargue, on trouve un joli éloge de la paresse dans Boileau :
« Hélas ! Qu’est devenu ce
temps, cet heureux temps,
Où les rois s’honoraient du
nom de « fainéants » ? […]
Aucun soin n’approchait de
leur paisible cour.
On reposait la nuit, on
dormait tout le jour. »
À comparer avec le style grotesquement pompier de Lafargue sur le même thème : « Ô paresse, mère des arts et de toutes vertus, sois le baume des angoisses humaines » – exit donc Lafargue – et dans la foulée ce pauvre Eugène Marsan, qu’on n’a même pas eu le temps de présenter… C’est quand même lui l’auteur de L’Éloge de la paresse, accessoirement membre du Club des longues moustaches, avec ses potes Edmond Jaloux et Henri de Régnier.
Reste le cas Boileau : ce catholique- là, avec sa plaisante apologie des « rois fainéants », ne remet-il pas en cause l’un des sept péchés capitaux ? Eh bien non car, contrairement à ce qu’une vaine élite pense, la paresse n’en fait pas partie.
Elle n’est qu’une apparence, qui peut cacher beaucoup de réalités. Ce que l’Église, dans sa grande sagesse, a identifié comme un péché capital, ce n’est pas la simple paresse : c’est l’acédie. Si le mot est un peu tombé en désuétude ces derniers siècles, tel n’est pas le cas de la chose.
Ce mélange d’incurie et d’accablement, très tendance sous nos latitudes actuelles, est le signe infaillible d’une perte de foi, non seulement en Dieu mais en soi-même. Bref le genre de truc qu’on ne souhaite à personne, sauf peut-être à ces cons de bosseurs qui nous filent des complexes.[access capability= »lire_inedits »]
D’ALBUQUERQUE À LILLEHAMMER
LUNDI 30 SEPTEMBRE.
En deuil de « Breaking Bad », dont je viens d’inhaler la soixante-deuxième et dernière bouffée, je reprends goût à la vie en apprenant que la série a remporté enfin l’Emmy Award qu’elle méritait depuis cinq ans. Sur scène, l’équipe saute de joie, et moi pareil sur ma chaise.
En attendant la prochaine tournée de crystal meth du génial Vince Gilligan qui nous a cuisiné cette fournée, je cherche une autre série aussi addictive. Après diverses déceptions (n’excédant pas quinze minutes chacune, rassurez-vous), je tombe sur « Lilyhammer », feuilleton américano-norvégien.
Ces temps-ci, la mode était aux séries scandinaves suivies de remakes US. Là, on gagne du temps, et de la subtilité au passage : le mélange américanorvégien n’est pas seulement dans la prod’, c’est le cœur du sujet!
Tout repose sur le choc des cultures, mais sans l’habituel prêchi-prêcha universaliste. Dans ce thriller parodique, le ton est à la dérision tous azimuts. Mais lais- sons la parole à notre programme télé favori : « Après avoir dénoncé le chef de la mafia new-yorkaise, Frank Tagliano, escroc notoire, démarre une nouvelle vie dans une petite bourgade norvégienne. »
La bourgade en question, c’est Lillehammer, dont on était sans nouvelles depuis les JO de 1994. Pas étonnant que le gangster new-yorkais en cavale ait du mal à s’adapter à l’ambiance locale. Mais si notre héros fait tache au milieu de la blanche et puritaine campagne norvégienne, c’est moins en tant qu’Américain qu’ès-qualités de mafioso latino, savoureux comme un « goodfella » de Scorsese.
L’acteur principal, Steven Van Zandt, avait déjà fait ses preuves dans le genre ; pour les connaisseurs, il fut le bras droit de Tony Soprano dans la série éponyme. Et pour les plus cultivés, « Little Steven » est aussi dans la vie auteur-compositeur de rock et guitariste de Springsteen.
Je ne saurais trop vous recommander cette série pour ce qu’elle est : une excellente comédie policière en forme d’études de mœurs comparées, constamment drôle et pertinente. « Jubilatoire », comme diraient nos amis les critiques.
Reste qu’on est loin des cimes méthamphétaminées de « Breaking Bad », comme de sa profondeur humaine, et inhumaine. Pour déstabiliser le spectateur, même averti, Gilligan ne se contente pas d’entre- mêler en permanence les fils du thriller et du cocasse sur un fond uniformément noir. Il nous force vicieusement à sympathiser avec son antihéros, alors même qu’au fil des saisons, celui-ci devient le pire des monstres. Quoique…
WHO KILLED THE KENNEDYS ?
MARDI 1er OCTOBRE.
Enfin un livre drôle sur l’assassinat de JFK ! Dans Qui n’a pas tué John Kennedy ?, Vincent Quivy recense toutes les théories complotistes sur l’affaire, des moins banales (« l’homme au parapluie ») aux plus originales (l’OAS…). Au total, 300 pages de délire compact pour 19 euros seulement ! Les radins n’auront qu’à se contenter d’Oswald.
FROIDS SONT LES CRABES.
LUNDI 7 OCTOBRE.
Vous connaissez Plonk & Replonk, ou au moins l’un des deux ? Sinon, je vous mets tout de suite à l’aise : j’ai moi-même découvert par coursier de la maison Hoëbeke leur superbe album intitulé De zéro à Z, l’abécédaire de l’inutile, et leur existence par la même occasion.
Nos amis se revendiquent de Desproges et des Monty Python, ce qui est bien, mais aussi d’Edward Lear, ce qui est plus original. Qui se souvient encore du roi Lear, père du nonsense iniquement éclipsé au profit de son contemporain cadet Lewis Carroll – mais reconnu comme tel par Chesterton, ce qui est l’essentiel ?
Entre mille autres poèmes et limericks, Lear est l’auteur du fameux (?) Cold are the crabs, dont je ne résiste pas au plaisir de vous citer le premier quatrain. En VO hélas, tant son nonsense intégriste est intraduisible à la lettre ; d’ailleurs, il n’en existe que des « adaptations » foireuses. Alors va pour la version originale, ne serait-ce qu’à l’intention des anglophones qui comprennent Mallarmé :
Cold are the crabs that
crawl on yonder hills
Colder the cucumbers that
grow beneath,
And colder still the brazen
chops that wreathe
The tedious gloom of
philosophic pills !
Dix ans que je relis ces vers – et je bute encore sur le troisième…
Sous de tels auspices, l’album de Plonk & Replonk ne pouvait se présenter que bien. Il prend en l’occurrence la forme d’un recueil de cartes postales et autres clichés au moins centenaires, mais dûment truqués et colorisés. Telles quelles, ces pages sont plaisantes à l’œil, irréelles et intrigantes à souhait ; mais l’image ne prend évidemment tout son nonsense qu’à la lumière de la légende.
« C’est spécial, mais j’aime », comme dirait Boris Vian. Bien sûr, on peut toujours critiquer : trois ou quatre pages ne m’ont pas amusé – mais il y en a quatre-vingt-quinze ; et si l’on voulait vraiment pinailler, deux légendes jouent sur le mot « flou »… Mais à ce compte-là, même dans la Bible il y a des répétitions.
Ne boudons donc pas notre plaisir quand les auteurs nous proposent, par exemple, ce défilé de lords anglais emperruqués, bouquet de fleurs à la main, avec en légende : « Mariage gay, les Anglais tirent les premiers. » Ou encore, mon préféré : ces rails qui vont droit dans le mur juste à côté d’un tunnel (cf. p. 16).
Plonk & Replonk se foutent magistralement du monde, et ça sonne vrai ; on sent bien que ces gens-là ne font pas semblant d’être fêlés. En bons disciples d’Edward Lear, ils appliquent le mot d’ordre radical du Maître : « Réservons un accueil chaleureux à toute apparition d’une absurdité nouvelle ! »
Sous ses aspects de slogan maoïste halluciné, cette attitude de principe présente au moins un avantage : elle nous met à l’abri des déconvenues. Mais dans le même genre, oserai-je le dire, je suis encore plus fan de Glen Baxter – publié lui aussi chez Hoëbeke, et que j’ai eu le plaisir d’interviewer ici-même (Causeur.fr, 22 novembre 2009). Cet Anglais est plus fou que nos deux Suisses réunis.
Le « colonel », comme son pseudo l’indique, n’est guère disposé à faire la moindre concession au sens commun, au sens commun du terme. Prenez au hasard son recueil Meurtres à la table de billard. Seuls des baxtérologues confirmés ont pu goûter d’emblée tout le sel du titre : la « table de billard » n’est pas ici le lieu, mais bien l’arme du crime !
De toute façon, entre Plonk, Replonk et le colonel Baxter, à quoi bon hésiter ? Bientôt les Fêtes ! Ne me dites pas que vous n’avez pas deux amis de qualité à qui offrir ces « beaux livres », intelligents en plus. Et pensez à les lire avant de faire les paquets- cadeaux, c’est vous qui serez emballé, foi de Koch!
BILGER-FILLON : RIEN DE SERIEUX !
JEUDI 10 OCTOBRE.
Que lis-je sur Causeur.fr ce matin, encore mal endormi ? Un papier de Philippe Bilger bizarrement titré « François Fillon, seule chance de la droite courageuse ». Premier avril ? Non ; deuxième degré ? Ce n’est pas le genre de la maison. Sérieux, alors ? Difficile à croire… A priori, un coming-out filloniste me semble indigne de Bilger, c’est-à-dire de la haute idée que je m’en fais.
De toute façon, je lis quand même, parce que c’est lui et que c’est toujours intéressant, même quand je n’arrive pas à être d’accord. Là, par exemple, je dis non ! Fillon en homme providentiel ? Et pourquoi pas moi en champion de MMA[1. Mixed Martial Arts (discipline interdite en France).]?
Mais il ne s’agit pas tout à fait de cela. Derrière la tiède plaidoirie pro-Fillon se cache, plutôt mal, une énième et impitoyable charge contre Sarkozy, « ce chef irremplaçable que la République a renvoyé », ce « haineux qui bloque, par tactique, la réflexion et la rénovation de son camp »… Bilger a eu raison de faire procureur plutôt qu’avocat ; il est bien meilleur en attaque qu’en défense.
LIKE A VIRGIN
DIMANCHE 13 OCTOBRE.
Vous avez remarqué ? Pas un moi sans que je vous entretienne du pape François. Mais cette fois au moins, j’ai une raison ! Aujourd’hui même, il « consacre solennellement le monde au Cœur Immaculé de Marie », en présence de la statue originelle de Notre-Dame de Fatima. Même la date n’a pas été choisie au hasard, figurez-vous : c’est le jour anniversaire de l’ultime apparition de la Vierge à Fatima (si elle est venue).
François a tout dit de lui avec ce bref autoportrait : « Je suis un pécheur un peu rusé, un peu ingénu.» Chez lui, la ruse jésuite est d’autant plus subtile qu’elle est au service d’une certaine ingénuité franciscaine. C’est même ce qui inquiète, paraît-il, les « milieux conservateurs de la Curie », et au-delà. À tort, ou à raison ? Tout dépend de ce qu’il y a à conserver.
Concernant l’essentiel, c’est- à-dire le dépôt de la foi, ce pape-là m’a paru dès sa première allocution publique présenter toutes les garanties d’orthodoxie catholique – allant même jusqu’à citer ce terrible Monsieur Bloy : « Celui qui ne prie pas Dieu prie le Diable. »
Reste un truc à comprendre, pour faire un bon francescologue : chez lui, ni l’évocation de Satan, ni la dévotion mariale, ni même son culte particulier à Notre-Dame de Fatima ne sont des manifestations de fondamentalisme ; juste celles d’une foi catholique chevillée au corps et à l’âme. A contrario, la simplicité de François et son amour des pauvres ne relèvent pas d’un quelconque progressisme, mais tout bonnement de l’esprit évangélique.
Dans le Camp du Progrès, pourtant, certains se prennent à rêver d’un pape enfin à leur portée, capable de renoncer à son charabia transcendantal pour ne garder que les bonnes idées : l’« option préférentielle » en faveur des pauvres, des opprimés, des sans-papiers et de la gauche dès le premier tour… François pourrait-il être celui-là ?
Sûrement pas, mes pauvres amis ! Il croit encore en la Vierge Marie, pensez donc… Certes, il a dénoncé violemment la « honte » du naufrage de Lampedusa, et trois mois plus tôt, déjà, il s’était rendu sur cette petite île pour y fustiger « l’indifférence du monde » face aux migrants. Ce discours a même pu sonner irresponsable aux oreilles d’un Jean Raspail et de sa progéniture immense…
Mais la folie chrétienne a sa logique interne. Jésus a laissé à l’Église et au monde, entre autres trésors, les bases d’une saine et sainte laïcité : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », répond-il brillamment à la question-piège des pharisiens et des sadducéens, exceptionnellement réunis pour le coincer.
En matière d’immigration aussi, il appartient à César de faire au mieux sans oublier ni les devoirs de sa charge ni l’éminente dignité de l’homme (en tant que tel ou, mieux, en tant que fils de Dieu). Le catéchisme de l’Église catholique ne dit pas autre chose (paragraphe 2241) :
« Les nations mieux pourvues sont tenues d’accueillir autant que faire se peut l’étranger en quête de la sécurité et des ressources vitales. » Néanmoins, les autorités politiques peuvent « en vue du bien commun dont elles ont la charge, subordonner l’exercice du droit d’immigration à diverses conditions juridiques ». On est loin de l’« irresponsabilité » pointée ici et là…
Quant au bon pape François, c’est encore mieux : il ne nous demande même pas de croire à ses histoires de Vierge et d’immigrés. Pour prêcher l’Évangile, dit-il, il faut préférer l’exemple au prosélytisme. De ce côté-là au moins, la laïcité n’est plus menacée…
UNE BOUCHE, DEUX MAINS
MERCREDI 4 DÉCEMBRE.
« Two Hands, One Mouth »… Ceci n’est pas une pipe ! C’est le nom de la tournée des Sparks, qui passe par Paris aujourd’hui. Comment ça, vous ne connaissez pas les Sparks ? Mais voilà quarante ans que les frères Maël, Ron et Russell produisent des musiques aussi inspirées qu’innovantes – souvent imitées, jamais égalées.
Depuis le temps, vous avez sûrement entendu au moins leur premier chef-d’œuvre barock, This Town Ain’t Big Enough For Both Of Us ! Et qui n’a jamais entrevu la mine patibulaire qu’affecte le grand frère, sévèrement gominé, doté d’une inquiétante moustache, l’air de sortir tout droit d’un HP?
On l’aura deviné, je suis un inconditionnel de ce duo dont le talent n’a d’égal que l’esprit – sans doute un peu trop fin pour être perçu de tous. Comme dit joliment Ron :« L’humour peut être dangereux, surtout quand il est pris au premier degré. » [/access]
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