Dans une société où les gouvernants ne font plus qu’administrer des « territoires », tenter de faire coexister entre elles des communautés éclatées, et où l’on est passé du gouvernement des hommes à l’administration des choses, nous sommes tous devenus des bouffeurs de lotus! Après l’ochlocratie, la lotocratie et la lutte de tous contre tous nous menacent. Le souverainiste Fabrizio Tribuzio-Bugatti livre un essai aussi décapant que décourageant.
Nous sommes tous des mangeurs de lotus, nous explique Fabrizio Tribuzio-Bugatti. Et il faut entendre par là que nous avons sacrifié nos libertés fondamentales à la satisfaction de nos désirs pulsionnels. Pour comprendre ce que signifie cette sentence lapidaire, encore faut-il avoir lu. Car cette métaphore, tirée de l’Odyssée, dont beaucoup ne connaissent que l’extrait mettant en scène Ulysse et le cyclope Polyphème, repose sur une vingtaine de lignes de l’œuvre du poète grec Homère. Or l’épisode des mangeurs de lotus est loin d’être le moment le plus flamboyant des aventures d’Ulysse : le héros n’est à aucun moment en danger de mort, ses hommes non plus. Pourtant, le danger que représentent les lotophages, s’il est plus insidieux, n’est pas moins destructeur que le danger physique… Mais revenons à l’histoire que nous raconte d’abord Homère puis notre auteur.
Ulysse et les lotophages
Les lotophages sont un peuple pacifique et doux. Très inclusif, selon la terminologie de notre époque. Ils accueillent à bras ouvert Ulysse et ses compagnons et sont tout à fait disposés à partager avec eux ce qui fait à la fois leur nourriture, leur culture et leur perpétuelle jouissance: les fleurs de lotus. Celles-ci leur font tout oublier: la douleur de vivre, la conscience de soi et ce qui pour un Grec est la négation même de leur humanité, leur patrie, la mémoire de leurs origines. Les lotophages vivent dans une utopie, ils n’ont ni Etat, ni Cité, ni chef. Ils ne créent rien, ne pensent rien, leur façon d’être au monde est unique, elle passe par et s’épuise dans la consommation du lotus. L’épisode ne fait que 20 lignes, car il n’y a pas grand-chose à dire de ces êtres indistincts et interchangeables que sont les mangeurs de lotus, ils n’ont pas d’histoire et pas grand intérêt. Pourtant, le bonheur que parait apporter l’oubli lié à la consommation de lotus séduit tous les compagnons d’Ulysse, et il faudra toute la détermination du héros grec, lequel devra recourir à l’usage de la force, pour arracher ses marins à la douce langueur de l’oubli.
Une allégorie de la société de consommation et de la déshumanisation par uniformisation
Fabrizio Tribuzio-Bugatti voit dans cet épisode d’Homère une allégorie des hommes de notre époque et de la société de consommation. « La boussole qui régit nos modes de vie indique un horizon où la réussite serait en proportion de notre faculté à consommer, à singer un certain mode de vie, à atteindre l’uniformisation culturelle de ce mode de vie, uniquement par la voie de la consommation. Nous voulons fiévreusement consommer pour nous affirmer, pour nous imposer ou même pour nous satisfaire naïvement ». Les lotophages nous tendent un miroir peu flatteur de l’évolution de nos sociétés, car leur capacité à inclure tout le monde est corrélée à la perte totale de sens du collectif. Chez eux, pas d’histoire commune, de valeurs partagées ni de projet collectif. La culture lotophage est parfaitement assimilationniste car elle n’exige aucun engagement de ses membres, aucune élévation morale, aucun dépassement intellectuel, aucun sens de l’intérêt général. L’assimilation repose sur la consommation. Cette consommation, chez les lotophages, amène au bonheur total mais aussi à la disparition de ce qui fait le propre de l’homme. Or, notre auteur rappelle, mettant ses pas dans ceux de Jean-Pierre Vernant, que ce qui fait l’homme, c’est la capacité à surmonter l’oubli, à « se souvenir de soi et des autres. » Mais, nous l’avons dit, sur l’île des lotophages, il n’y a pas de particulier, pas de soi et pas d’autres, juste des mangeurs de lotus. Tous semblables dans leur désir (consommer du lotus !), tous uniformes dans sa réalisation (atteindre le bonheur de l’oubli grâce à cette consommation). « Le bonheur lotophage est indifférent aux origines, aux cultures, aux egos, aux convictions : il est utopique car il est universel. »
A lire aussi, Jean-Paul Brighelli: Immigration clandestine: une seule solution, la recolonisation…
La souveraineté contre la perte de sens
Pour arracher ses hommes à l’oubli et à la douceur de l’île des lotophages, Ulysse doit poser un acte souverain: ses marins ont choisi de s’extraire de la condition d’être humain et aspirent à se fondre dans le groupe des lotophages. Ils ont choisi de n’être plus des individualités et préfèrent grossir le troupeau des mangeurs de lotus. Alors, Ulysse va les contraindre à retourner sur le bateau. L’auteur nous rappelle qu’en faisant usage de ses prérogatives de souverain, donc en faisant usage de violence légitime, Ulysse pose un acte de roi. Il oppose à la séduction d’une consommation uniforme qui abolit toute individualité, l’impérieux devoir que les hommes ont vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis du monde auxquels ils appartiennent. Il donne aussi tout son sens au politique, en ce qu’il rappelle et incarne le fait que le geste politique est la traduction en acte d’une façon de voir les hommes et le monde, de les penser et d’organiser ce dernier. C’est ce qui lui donne la légitimité pour user de coercition: il rappelle ses hommes à leurs devoirs et à leurs responsabilités et, se faisant, à leur humanité. La légitimité du politique est ainsi adossée aux principes et idéaux qui transforment une population en peuple. Autrement dit qui permet de passer de la notion d’habitants d’un territoire à celle de société constituée, consciente de son identité, de sa culture, de son histoire et de son originalité.
La société lotophage, de la démocratie à l’ochlocratie
Fabrizio Tribuzio-Bugatti nous dit à quel point la société lotophage est l’allégorie de la perversion du régime démocratique. Il reprend la typologie d’Aristote expliquant que pour trois régimes vertueux, il existe des évolutions perverses: la monarchie peut se pervertir en tyrannie, l’aristocratie en oligarchie et la démocratie en ochlocratie. Et il faut reconnaitre que sa description de l’ochlocratie fait écho à nombre d’analyses sur l’évolution de nos sociétés. Dans l’ochlocratie, « c’est la masse qui est souveraine, et non la loi », la foule se substitue au peuple. L’inflation législative en est un des symptômes, ce que relevait Machiavel en son temps : « Là où les choix abondent, où l’on peut user de licence, tout se remplit aussitôt de confusion et de désordre. » On retrouve ici derrière l’analyse de Gramsci, les échos de l’analyse d’Hannah Arendt sur l’atomisation des masses, celle d’Alain Supiot sur la substitution de la loi par la norme. L’image de ces politiques « qui croient en la science économique comme si cette dernière avait vocation à réduire à néant la direction des affaires publiques au profit d’une vision mécanique des choses qui seraient régies par des lois autonomes et universelles, c’est-à-dire tyranniques et hors-sol. » L’auteur ici les rebaptise Catilina [1] et leur oppose la figure de Machiavel: « Là où le Prince de Machiavel a pour fonction de susciter la volonté collective d’un peuple, volonté auparavant dispersée, le Catilina veille au contraire à en entretenir le morcellement. Les catilinaires ont besoin de camps, de factions, de tribus, car leur discours ambivalent ne pourrait fonctionner sur une volonté collective. En ochlocratie, la seule volonté collective est celle du caprice, du superflu, de la licence. »
L’ochlocratie est un pourrissement nous dit l’auteur, elle ne reconnait rien et « sa nature anarchique maintient les masses dans l’anarchie de leurs passions ». C’est un régime profondément légaliste parce qu’incapable d’être légitime. Il ne s’appuie pas sur des principes et idéaux susceptibles de donner naissance à une société politique porteuse d’un contrat social partagé et d’un projet d’avenir commun, il justifie son existence en faisant mine de répondre à tous les désirs de ceux qui le composent. Ce pouvoir-là assimile, digère et « homologue tout, même la subversion. C’est à partir de là qu’arrivent les lotophages : ils n’ont plus de lien avec le passé, plus de mémoire, plus de patrie, plus de souverain ». Les lotophages ne peuvent donc plus avoir de rapport à la loi, cette tentative de s’inscrire dans le long terme et de répondre à un intérêt général qui est bien plus que la somme des intérêts particuliers. Ils n’ont qu’un rapport à la production de normes, aux décrets. « Les décrets sont ochlocratiques en ce qu’ils sont le penchant pervers de la loi: ils ont pour but d’assouvir des pulsions d’un moment donné. Contrairement à la loi qui suppose un débat entre personnes éclairées, le décret est le fait d’un seul, il relève donc de l’arbitraire comme de l’impulsif. » Le rôle de la norme, contrairement à la loi, n’est pas d’apporter de la pérennité et de la stabilité à de nos brèves existences humaines, ni de s’inscrire dans un monde qui nous a précédés et qui nous survivra, la norme est la manière dont l’Etat en ochlocratie justifie son existence : en servant les passions. « La loi est l’expression de la volonté générale, le décret est l’expression des égoïsmes. (…) Quand la loi nécessitait l’expression générale, il faut comprendre qu’elle nécessitait un peuple, un corps social cohérent, politiquement constitué. Elle n’avait pas à faire du cas par cas, elle était l’édiction d’une règle de vie commune. »
À lire aussi, du même auteur: Stéphane Rozès, lucide et sans concession
On retombe sur cette phrase récurrente chez nombre de penseurs de notre époque : « on est passé du gouvernement des hommes à l’administration des choses ».
Du gouvernement des hommes à l’administration des choses
Chez les nouveaux lotophages que nous sommes devenus, l’Etat n’est plus l’expression de la souveraineté populaire, il est vidé de sa substance. Pour décider, il faut une volonté. Il fut un temps où « l’Etat avait une volonté, une volonté positive, vivante, celle de la nation. Une bureaucratie ne décide pas, elle applique, transcrit, exécute mécaniquement une feuille de route. Une bureaucratie n’a pas de volonté propre, c’est une machine. » Ce fonctionnement ne permet pas de s’inscrire dans l’Histoire, il réclame même la sortie de l’Histoire. Pour consommer toujours plus, le lotaphage ne veut être lié à rien. Il se dit citoyen du monde parce qu’il refuse toute obligation, que ce soit envers ses compatriotes, envers son pays, ou envers sa nation. Il est cosmopolite pour ses intérêts et son image : « secourir les Grecs, pleurer sur le Bulgare, on n’a pas inventé de meilleur moyen pour oublier l’ouvrier lyonnais et concilier une âme tendre avec le souci de ses intérêts. »[2]
Et si c’était ce qui explique l’engouement et l’enthousiasme des élites envers l’Europe, ce nouvel empire où la norme supplante la loi ? Le droit ne découle ainsi plus de l’intérêt général mais devient la simple reconnaissance juridique des intérêts particuliers. Il n’est plus quête de sens, facteur de transcendance, émanation de la souveraineté. Le choix politique se confond alors avec l’organisation de la compétition des intérêts et « le corps social devient une masse considérée comme un vaste marché, avec ses parts à conquérir. (…) L’égalité que donne le pouvoir, dans l’Empire, n’est que l’égalité dans la compétition pour la reconnaissance des intérêts »
Cela explique pourquoi l’Empire favorise le multiculturalisme. D’abord parce que le libéralisme aime les critères objectifs. Que les hommes se rassemblent selon leur couleur de peau, leur ethnie, leur clan lui parait bien plus naturel que le fait que des hommes puissent se rassembler pour se projeter dans une action commune au nom d’idéaux partagés. Ensuite, ce multiculturalisme ne pouvant que déboucher sur le communautarisme est une forme de ségrégation bien utile pour les élites en place. « Là où la nation permet de surpasser les différences individuelles, l’empire les exacerbe et le multiculturalisme est un facteur d’exacerbation des velléités individuelles par excellence. » Le fameux « diviser pour mieux régner ».
L’ultime étape de l’ochlocratie, la lotocratie, voit s’effondrer tout ce qui fait l’existence d’une civilisation: société politique constituée, culture, école, idéal de transmission, rapport à l’histoire…
A ce déprimant constat, l’auteur ne nous fait pas la grâce de nous servir quelques douceurs consolatrices au sortir de son réquisitoire.
Il nous propose une méditation désabusée sur la figure du Rônin, samouraï sans maître, à la fois preux chevalier désabusé et mercenaire déclassé. Le Rônin est ce qu’il reste du citoyen quand il comprend qu’il n’y aura pas de Prince de Machiavel pour ranimer le rêve d’une société politique fondée sur une certaine idée de la souveraineté, qu’il n’y a plus de peuple éduqué pour que la légitimité du pouvoir émane de la souveraineté populaire et que derrière la reconnaissance de la légitimité de tout intérêt individuel, il ne reste plus que la lutte de tous contre tous.
Le futur était déjà fini !: Essai sur la lotocratie
Price: 16,00 €
9 used & new available from 13,01 €
[1] Catalina fomenta une conjuration en 63 avant JC pour prendre le pouvoir à Rome et s’emparer des fortunes des Romains les plus riches. Dénoncé par Cicéron, le complot fut éventé, les principaux conjurés exécutés sauf Catilina qui s’enfuit et mourra en – 62 en combattant à la tête des derniers insurgés.
[2] Roger Nimier dans Le Grand d’Espagne