L’animatrice star de France inter caracole en tête des ventes de livres, avec le récit stupéfiant du départ de ses grands-parents maternels de la Roumanie communiste des années 60.
On connaît surtout Sonia Devillers comme grande prêtresse progressiste dans la matinale de France Inter. À l’automne 2022, est sorti également son premier livre ; l’histoire de la famille de sa mère, famille juive de Roumanie non pas exilée mais vendue par le régime communiste d’alors… Une histoire un peu trop énorme pour avoir une chance d’en faire un livre raté.
La journaliste raconte donc son histoire familiale, en remontant aux années 30, dans une Roumanie sortie victorieuse de la Grande Guerre. Récompensée, la monarchie roumaine récupère une bonne partie de l’ancien Empire austro-hongrois ainsi que l’actuelle Moldavie. Elle double ainsi sa population juive, ce qui ne manque pas de réveiller de vieilles fureurs antisémites. Mihail Sebastian avait raconté dans son journal l’ambiance de la Roumanie de ces années 30-40 et l’ascension de la Garde de Fer, mouvement furieusement antisémite mené par Corneliu Codreanu, tribun fasciste et mystique qui électrisa les foules roumaines. De ces années de pogroms et d’insultes antisémites qui allaient préparer le terrain à la déportation de 150 000 juifs roumains dans d’anciennes porcheries de Transnistrie, les grands-parents de Sonia Devillers en ont fait un récit très édulcoré, n’en rapportant presque que les heures heureuses de la petite famille bourgeoise de Bucarest, arpentant les pistes de ski l’hiver, non sans nostalgie. Le pogrom de janvier 1941, auquel le grand-père, Harry Greenberg, réchappa de justesse, devient par euphémisation « la révolte de la Garde de fer » dans le récit de la grand-mère Gabriela. Il faut dire que le maréchal Antonescu, allié d’Hitler et à la tête d’un régime fasciste et antisémite, avait muselé les Légionnaires de la Garde de fer, un peu trop turbulents en temps de guerre. Ceux-ci se défoulèrent alors sur les Juifs de Bucarest. Ils furent jetés en prison, non pas pour le pogrom, mais pour s’être rebellés.
A lire aussi: Léa Salamé: «France Inter n’est pas de gauche»!
Dans les derniers mois de la guerre, alors que l’Armée rouge s’apprête à débouler, la Roumanie change de camp et déclare la guerre à l’Axe. Déjà, dès 1943, Antonescu sentait la victoire nazie moins inéluctable et avait bloqué la déportation et la livraison des Juifs roumains aux Allemands, pas vraiment par philosémitisme retrouvé mais plutôt par souci de ménager son avenir et celui de la Roumanie d’après-guerre. La Roumanie passe ensuite sous influence soviétique et devient une république populaire. Les grands-parents adhèrent à l’utopie de la nouvelle Roumanie communiste avec un mélange d’enthousiasme et d’opportunisme. La promesse du nouveau régime est qu’il va abolir les anciens clivages de jadis, et que dans cette Roumanie régénérée, il n’y aurait plus de juifs et de non-juifs, une méthode comme une autre pour abolir une bonne fois pour toute l’antisémitisme. Ça tombe bien, les Greenberg n’ont jamais eu que faire de leur judéité ; ils troquent même leur nom de famille, Greenberg, pour un nom bien plus roumain, Deleanu. Dans les faits, la Roumanie communiste a recyclé pas mal d’anciens fonctionnaires, de cadres et de militants de la Roumanie fasciste, qui n’ont pas tous été condamnés à mort et qui n’ont pas tous été au bout de leur peine de prison. Quand la Roumanie d’après-guerre est tentée de placer une juive, Ana Pauker, à la tête des sections locales, Staline arrive à la rescousse et demande que l’on nomme-là « un vrai Roumain ». Ana Pauker tombe peu après sous l’accusation de « cosmopolitisme ». La brutalité furieuse des décennies précédentes a laissé place à l’ère de la suspicion. L’antisémitisme s’est mué et a pris le nom d’antisionisme. L’application de Gabriela Deleanu à maintenir son bon niveau d’anglais, de français et d’allemand lui vaut rapidement tous les soupçons d’espionnage et d’intelligence avec l’Ouest.
Les journées commencent à devenir pesantes pour les Deleanu, privés de leurs emplois par le régime communiste, jusqu’à ce qu’intervienne un petit bonhomme grassouillet, Henry Jacober. De cette Roumanie que tout le monde avait envie de fuir, Jacober parvient à les extraire, direction Paris. Jacober traversait alors le rideau de fer comme Dutilleul traversait murs et murailles dans la nouvelle de Marcel Aymé. Il faut dire que ce juif hongrois naturalisé anglais est un commercial hors-pair : il était parvenu à mettre un système de troc et échangeait des Juifs roumains contre du bétail, surtout des porcs Landrace venus du Danemark, très recherchés par la Roumanie des années 1960 qui manque d’à peu près tout. Pour la mise en place de ce commerce, la Roumanie reçoit l’aval de Khrouchtchev, toujours enclin à dire oui quand on lui offre une bonne partie de chasse à l’ours alcoolisée dans les Carpates. Le secret est tellement bien gardé que Nicolae Ceausescu, qui occupait déjà un poste très élevé, tombe des nues en découvrant tout de ce système quand il arrive au pouvoir en 1965 et s’inquiète fortement pour l’image du pays si l’affaire était éventée. Quelques années plus tard, il se ravise et rouvre la filière, désormais reprise en main par Israël. Entretemps, Jacober a reçu à Londres la visite du Mossad ; il faut imaginer des sortes d’Inglorious Basterds venir menacer le super-VRP de finir comme Eichmann si jamais il remettait le nez dans ce trafic de juifs contre cochons. Revenu de ses premiers scrupules, le Conducator rigolard pouvait déclarer : « les juifs et le pétrole sont nos meilleurs produits d’exportation ». Ce qu’Antonescu avait envisagé de faire à la fin de la guerre, vendre les juifs, les communistes l’ont mis en place. « Sur le plan commercial et pécuniaire, les communistes ont réussi là où les fascistes ont échoué ».