Malgré deux années à se demander si on allait enfin mourir, 2022 se pointa. Je me disais que peut-être c’était fini tout ça, le cinéma, la musique, les festivals, les concerts, le théâtre, l’art subventionné, tous ces machins déprimants financés avec notre pognon juste bons à nous faire regretter le monde d’avant.
Que tous ils allaient enfin crever nos marchands de culture, bonimenteurs prétentieux, producteurs et dealers de saletés pour philosophes de fast-food, maquereaux d’artistes putains, épiciers à salades baveuses de limaces, 99 % de nigauderies à faire disparaître les dernières traces d’Art, cette puberté superbe de l’âme rêveuse, désormais gaffeuse faiblesse en voie d’extinction tant les foules atroces sont encouragées à piétiner tout ce qui ose n’être pas content de soi.
Le confinement n’est pas vraiment une aubaine pour les maisons d’édition
Tellement ils étaient confinés pendant deux années, les Français se mirent à raconter leurs journées avec des mots sur du papier. Des colis en pagaille furent balancés aux bureaux de poste vite inondés. Pire que les charrettes de fumier devant les préfectures déversées, les grandes maisons d’édition furent harcelées de tombereaux de manuscrits. Après plusieurs mois de labeur, les broyeurs fatiguaient, les lames s’usaient, demandaient grâce. De nuit, des convois discrets acheminaient les tonnes de papiers vers des campagnes isolées où de grands brasiers purent se régaler, hécatombes offertes au Dieu Covid qu’on espérait apaiser. Déçus de ne pas être édités, les Français, pour se venger, jurèrent de s’auto-éditer.
Quand même, on attendait quelques chefs-d’œuvre, deux ou trois pépites isolées dans la masse remarquées ; le cru 2022 aurait-il du nez ? Moi pas chiant, j’attendais juste les manuscrits retrouvés de Céline, mais c’était sans compter l’hyperactivité de mes trois écrivains vivants préférés : Michel Houellebecq (1 roman et 1 entretien suicidaire), Bruno Lafourcade (3 ou 4 romans et essais) et Patrice Jean (3 romans) dont le P’tit Louis le magnifique m’aida à finir l’année.
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Drôle de couverture pour un Patrice Jean, lui habitué aux très jolies illustrations de Mathieu Persan, voilà qu’il tourne hardos beauf ? Et encore un nouvel éditeur (Cherche Midi) ? Décidément, cet homme si discret est partout, on se l’arrache, tout le monde veut l’éditer, nos politiques les plus roués cherchent à le séduire, à s’attirer ses bonnes grâces ; seule la gauche le boude, ne lui pardonnant pas d’avoir un style.
Il faut le dire, de voir ce vilain métalleux à coupe mulet (qui me ressemble étrangement) de dos sur fond bleu, vêtu d’un blouson en jean bardé de badges et patchs de groupes, je me suis demandé si ce n’était pas là l’œuvre d’un homonyme ? un Patrice Jean rouquin frisoté, pourquoi pas luthier sur Mulhouse, auteur à succès spécialisé dans les romances de backstages heavy metal ?
Je m’étonnai aussi de ce hasardeux choix de typo, mais on m’expliqua le côté décalé de la collection Borderline. Bien. Quand même, avec une telle couverture, il serait surprenant que les lecteurs bien élevés puissent se laisser tenter par cet ouvrage qui semble marketé pour une niche assez réduite : celle des adorateurs de Cannibal Corpse ou d’Iron Maiden.
Le papier d’assez mauvaise qualité donne un petit côté pulp et on se sent voyou, lecteur sous le manteau, sans billet planqué sous la paille d’un wagon en partance pour les années 80 dans lesquelles débutera l’histoire.
Patrice Jean attendait son heure
Je ne résumerai pas le livre, il vous suffira de lire la quatrième de couverture. Je voulais juste vous dire qu’il est drôle, qualité énorme si mal vue de nos jours. Qui écrit drôle aujourd’hui ? Qui fait éclater de rire ? Râler ma femme qui dort à côté ? Doigts de la main ?… Rien que pour cette anomalie divine, il faut conseiller ce petit roman qui a l’insigne mérite de vous faire gondoler dès les premières pages. Face à cette espèce rare, il faut s’estimer heureux comme le croqueur d’ortolan.
Écrit il y a une dizaine d’années, P’tit Louis dormait, attendait son heure, là-bas dans son mystère tibétain. Étant moi-même fan de Thrash métal depuis mes onze ans (le piège pour enfants de la classe moyenne comme c’est dit dans le bouquin), je m’attendais à l’histoire d’une carrière musicale, mais Louis Gilet est un rocker poète, comme il doit exister des plombiers prophètes, voire des boulangers thaumaturges. Il faut parler de lui au présent, car cet étonnant Louis est toujours parmi nous, quelque part en train de préparer la saison. Il me tarde même d’aller le dénicher où vous verrez.
C’est l’absurdité de sa poésie de crêpier-serveur-coiffeur qui est le nectar du livre. Divulguer ici les diverses trouvailles qui m’ont fait éclater serait vous gâcher le plaisir, mais je ne puis résister : « Des dindons égarés sur des voies ferrées », « ces loups au sourire de neige » ou « Le petit Louis j’étais sûr qu’il deviendrait philosophe ou poète ou ostéopathe » ou « la pochette du disque représenterait un bébé écrasé par un char nazi », etc.
Patrice Jean est un pessimiste enjoué, il déplore avec amusement le désenchantement tant vanté par nos publicitaires, cette aspiration poétique disparue, moquée, surjouée avec tant d’emphase par notre civilisation du toc. Les quatrains se lisent sur les vitrines des salons de coiffure et l’auteur doit s’afficher dans des manifestations progressistes pour être lu.
Poursuite de lectures idéales
P’tit Louis est un crétin, une version antérieure du Cyrille de La Poursuite de l’idéal, dontil n’a ni les dons ni la hauteur d’âme. C’est justement sa bêtise qui lui permettra de réussir là où Cyrille avait échoué à cause de son talent forcément couplé d’orgueil. Les derniers seront les premiers, et les premiers ne seront plus édités.
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Sans y croire, le narrateur mène son enquête ; il est chargé d’écrire un livre retraçant l’étrange carrière de son ancien camarade de lycée mystérieusement disparu. Parfois ce narrateur trop rare s’éloigne et l’enquête perd un peu de son sens, mais tout à coup il revient (à Sète et à la fin), ce qui permet à Patrice Jean de faire des coudes pour en placer deux ou trois, et des fameuses (le passage des œufs de Pâques justement évoqué par Éric Naulleau).
On peut regretter la petitesse de ce roman, le côté moins fouillé des personnages, mais la fin vaut le détour, tout en économie, en simplicité, en noir et blanc comme est la vie. Patrice Jean, une nouvelle fois, nous raconte comme il ne se passe rien, comme nous nous trompons sur tout, comme tout est à inventer si l’on veut rêver. Gardons nos mystères, nos illusions, la réalité n’est qu’un triste brouillon.
J’aurais peut-être aimé encore plus de loufoquerie comme celle qu’on trouve dans les premières pages, mais Patrice Jean est un être mesuré, peut-être faudrait-il le droguer, l’enivrer, pour le faire avouer ?
Il semblerait que son naturel ait rattrapé l’auteur. Il voulait faire du comique, du burlesque, mais il finit très logiquement par retrouver sa pente, qu’il suit pour notre bonheur depuis plusieurs romans fameux.
Un parent aime tous ses enfants, du plus moche au plus intelligent. Un lecteur doit savoir apprécier toutes les œuvres de son auteur de prédilection, trouver des ressemblances, des gènes communs, creuser pour dénicher le fameux fil, la racine de laquelle pousse la même sève dans tous les rejetons de l’artiste. Je n’ai pas lu tous les romans de Patrice Jean, on peut donc dire que je n’y connais pas grand-chose, mais celui-ci m’a secoué les cotes.
« C’est quelque chose, le rire : c’est le dédain et la compréhension mêlés, et en somme la plus haute manière de voir la vie. » (Flaubert)
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