Accueil Culture La modernité n’a pas commencé avec Cézanne pour aboutir à Jeff Koons

La modernité n’a pas commencé avec Cézanne pour aboutir à Jeff Koons


La modernité n’a pas commencé avec Cézanne pour aboutir à Jeff Koons

jean-clair-portrait

« Le feu prit un jour dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On crut à un mot plaisant et l’on applaudit ; il répéta, les applaudissements redoublèrent. C’est ainsi, je pense, que le monde périra dans l’allégresse générale des gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’une plaisanterie. »

Les bouffons abondent en ce début de millénaire. Pendant qu’ils détournent notre attention, un certain monde agonise. Sa mort aura un profond retentissement, mais nous ne voulons pas le savoir. C’est précisément de cela que nous entretient Jean Clair dans son ouvrage Les Derniers Jours (Gallimard). C’est d’abord l’œuvre aboutie d’un écrivain en pleine possession de ses moyens littéraires.

Il nous entraîne après lui dans une fantaisie savante, semée de réflexions sans ordre apparent : le plaisir de la lecture, le rôle de la dictée scolaire, la lente disparition de la paysannerie, « événement majeur du xxe siècle », l’heureuse différenciation des sexes. Et l’on sent bien qu’il se confie comme jamais auparavant, jusque dans sa part très secrète. Bien sûr, on retrouve avec plaisir son humeur acide, son pessimisme aristocratique, sa délicieuse mauvaise foi, ses emportements : « […] la modernité se révèle pour ce qu’elle est, une analyse […] sans fin, une lente et sournoise décomposition, faisant reculer, à mesure qu’elle avance, la possibilité d’un chef-d’œuvre, et […] la simple possibilité d’une œuvre […] ». S’il lui arrive d’être injuste, c’est aussi parce qu’il est engagé dans une rude bataille.

Jean Clair a coutume de dire, non sans une certaine ironie amère, qu’il est né quatre jours avant la poignée de main de Montoire. D’un milieu modeste, d’origine morvandelle et paysanne, sa réussite sociale, éclatante, ne l’aura pourtant jamais guéri de la blessure originelle : « La vérité, c’est que de la misère, on ne peut rien dire. Elle laisse sans voix. […] On revient de la misère comme on revient de la guerre, absent, mutique : ceux qui sont allés au front ou dans les camps ne parlent pas. Ou bien longtemps après, quand la douleur s’est dissipée, laisse-t-elle enfin passer, non ce qu’elle a été, mais le souvenir confus de ce qu’elle fut. C’est le moment où l’on ne se souvient même plus que l’on ne se souvient plus. Je n’ai jamais été tout à fait rassuré » (Journal atrabilaire, Gallimard).

Le brillant élève du lycée Jacques-Decour, à Paris, relève un défi de classe : accaparer le langage des jeunes gens bien nés qu’il côtoie, vocabulaire et grammaire mêlés, les surpasser dans son usage.[access capability= »lire_inedits »] Il se trouve dans cette tâche difficile des alliés objectifs : « Ces façons de parler […], ces manières, ces citations tirées des livres me restaient cependant tout aussi étrangères qu’elles devaient l’être à mes camarades juifs venus du fond de l’Europe, et qui découvraient la langue française. » Le fils de paysans et les descendants des shtetls prirent leur part du capital immatériel qu’est la langue française, et la firent fructifier. Dans les années 1950, le brassage social imaginé par les « pères fondateurs » de l’École obligatoire ne se privait pas de sélectionner, parmi les élèves, ceux qui manifestaient des qualités éminentes.

Nostalgique ? Réactionnaire ? Il y a un malentendu Jean Clair, fondé sur la mauvaise foi, la négligence, l’ignorance aussi de ses détracteurs, qui sont aussi ses cibles. Fin des années 1960 : le jeune homme, diplômé à Paris, couronné à Harvard, rentre d’Amérique du Nord, pays en pleine effervescence. Nommé directeur des Chroniques de l’art vivant (1969-1975), éditées par Aimé Maeght, il fait de cette revue l’observatoire privilégié de l’agitation qui saisit alors le monde de l’art. En l’espace de cinq ans, provoqué par le tourbillon de Mai-68, il se produit en France, et en Europe, un précipité créatif qui n’aura pas d’équivalent. Ce fut le printemps des avant-gardes, dans tous les domaines. Les Chroniques de l’art vivant nous rapportaient chaque mois des nouvelles fraîches du « front » de l’art. Notre vocabulaire s’enrichissait des mots installation, art conceptuel, happening, performance et body art. Le temps a passé, le temps des illusions également ; et celui des avant-gardes ? Dans Les Derniers Jours, l’auteur est catégorique : « En ce début du xxie siècle, l’impression est d’une vaste catastrophe […] La modernité est centenaire : les avant-gardes ont commencé vers 1905-1910 […] un siècle après leur passage, on découvre, en se retournant, une terre dévastée. » Jean Clair se renierait-il ? Son travail antérieur, son acharnement à surprendre la création jusque dans ses caprices, tout cela n’aurait-il été qu’une posture ? Que s’est-il passé ? Il a pris conscience d’un péril, qu’il considère comme majeur, menaçant toute l’histoire de l’art moderne, et rien moins que cela ! Jean Clair, seul contre tous ? Non, il semble qu’une contre-attaque s’organise, en témoigne l’excellent numéro de septembre, consacré au « grand bluff de l’art contemporain » du magazine Books. Jean Clair n’est plus seul, les renforts arrivent : la cavalerie suivra !

Patrick Mandon. Dans ce livre où s’entremêlent mémoires et observations sur l’époque, vous comparez votre statut, au lycée, à celui d’un immigré de l’intérieur.

Jean Clair. La confrontation entre les Parisiens de souche et moi jouait totalement en ma défaveur. Je me suis donc emparé de la « langue des maîtres », et je me suis donné comme objet de la parler rapidement aussi bien, et même mieux, que les garçons pour qui cela était naturel.

Ne sommes-nous pas, à présent, comme terrorisés par toute forme d’élitisme, celui de la République compris ?

Je suis le produit de cet élitisme. Normalement, de naissance, je n’avais aucune chance d’accéder aux hautes fonctions que j’ai occupées, puis d’entrer à l’Académie française. Dans les classes de banlieue, après la guerre, quand celle-ci n’était pas encore colonisée par les galeries d’avant-garde, les professeurs, presque tous inscrits au Parti communiste, distinguaient deux ou trois gamins : ils se doutaient qu’ils pouvaient, comme on disait, « faire des études ». Les meilleurs entraient dans les filières républicaines, les lycées les plus prestigieux, ils étaient enseignés par des agrégés, et peu importait leur origine sociale. C’est grâce à ce brassage qu’il y eut un renouvellement des élites. De nos jours, on ne doit distinguer personne, nul n’est autorisé à s’extraire de la masse, du troupeau.

Pourtant, tout n’était pas rose dans cette France des années 1950 et 1960. Vous l’avez même quittée à cette époque…

L’ambiance, en France, me semblait alors d’une fadeur extrême. Si je veux résumer un peu cruellement, je percevais un climat situé entre Pétain et de Gaulle : attente, prudence, espoir. Nous avions l’école de Paris : Tal Coat, Bazaine… Des artistes très honorables, et même pour certains excellents, mais tout cela était gentil, disons « poétique ». J’avais envie, j’avais besoin d’autre chose. Grâce aux Chroniques, je courais partout, je visitais les ateliers, et je retrouvais un peu de l’énergie nord-américaine que j’avais côtoyée. Ce n’est que plus tard que je comprendrai la différence entre les deux continents. Les Américains exportent leur production commerciale, à destination de l’Europe, et singulièrement de la France. Mais, au contraire des Français, ils ne négligent pas les valeurs sûres, comme les peintres figuratifs, qu’en France on qualifie d’« académiques ». Aux États-Unis, le système est plus largement ouvert aux fonds privés, moins soumis aux caprices de la mode. La politique d’acquisition des universités, des musées de Philadelphie, de Los Angeles, de San Francisco est bien plus audacieuse, indépendante, diversifiée que la nôtre, laquelle dépend essentiellement des mêmes commissions, des mêmes fonctionnaires conformistes. Qu’il s’agisse de l’art historique ou de l’art dit « contemporain », leurs choix, finalement très frileux, à Paris comme à Romorantin, aboutissent à l’uniformité. Nous vivons sous un régime de censure esthétique qui ne dit pas son nom.

Vous étiez celui grâce auquel l’avant-garde a eu droit de cité, vous êtes à présent l’un de ses plus acharnés contradicteurs. On vous accuse de reniement…

Au cours des années 1970, mon activité de journaliste m’a lassé, me contraignant à un mouvement perpétuel, à une approbation sans recul. Le nouveau culte de la culture m’irritait. Lorsque j’ai quitté les Chroniques de l’Art vivant, en 1979, j’ai ressenti non seulement la saturation, mais encore le doute. Je constatais, par exemple, que les amateurs d’art américains, les « trustees », qui achetaient pour le compte des banques, pour celui des collectionneurs ou les directeurs des musées, menaient une politique bien moins conformiste que leurs confrères européens. Ces gens éclairés visitaient l’atelier des artistes confirmés, qui poursuivaient une œuvre, dont on pouvait se délecter, loin du bruit et de la fureur du marché et de la mode. J’ai pris conscience d’un fait inquiétant : les Français n’étaient pas autorisés à voir le travail de ces peintres. Le goût de mes concitoyens était gouverné par la dictature d’une minorité. Or, en matière d’art, les hommes et les œuvres héritent les uns des autres, se répondent.

La peinture moderne ne commence pas avec Cézanne pour s’achever avec Jeff Koons. L’histoire de l’art révèle des courants, principalement figuratifs. La Nouvelle Objectivité, en Allemagne, rend compte de la situation dans la République de Weimar et de la prise de pouvoir par les nazis ; Valori Plastici, en Italie, dont Chirico n’est peut-être pas le meilleur représentant, produit quelques-uns des chefs-d’œuvre de la peinture du xxe siècle, en dépit ou à cause du fascisme mussolinien. De même, on ne comprend rien à la prétendue « modernité » si l’on ignore l’existence de l’école de Londres, dont Lucian Freud fut un épigone, et Stanley Spencer le plus grand créateur. Je n’ai jamais vu une exposition, à Paris, en hommage à Stanley Spencer, jamais ! L’Union soviétique a produit à la chaîne des croûtes, mais également des chefs-d’œuvre, qu’il serait temps de montrer. Même chose en France, où l’on s’obstine à nier l’importance d’André Derain, sans qui Balthus ne peut exister ! Que fait-on de ces artistes ? On les élimine ? J’ai remonté les pistes, j’ai tenté de reconstituer une histoire de l’art moderne qui considérait des hommes et des œuvres scandaleusement oubliés.

Mais à cette époque, l’idée était de rendre l’art accessible au plus grand nombre. Malgré ses faiblesses, l’art dit « contemporain » n’y aurait-il pas réussi ?

Permettez-moi d’en douter ! Cet art dit « contemporain » ou « d’avant-garde », pour être apprécié– mais faut-il l’apprécier ? – se fonde, lui aussi, sur un héritage culturel, auquel le grand public n’a pas accès. Les œuvres de Boltanski, de Le Gac, qui jouent avec l’illustration et le texte, procèdent de la réflexion initiée par l’écrivain Raymond  Roussel . Au vrai, cet art ne parle qu’à une petite fraction du public, des connaisseurs très sophistiqués, raffinés. Pour ce qui est du caniche de Jeff Koons, je parlerais même d’une frange décadente de la bourgeoisie d’affaires française ou américaine.

Il y a tant d’argent en jeu ! La promotion d’un Jeff Koons, celle d’un Damien Hirst, relèvent des techniques, des manipulations qui ont conduit à la crise financière dite des subprimes, en 2008. Le homard de Koons à Versailles, dont une minorité jouit dans un ricanement d’initiés, est une insulte au peuple, aux simples gens. Alors que la production de Kitaj, où l’on trouve aussi le destin des juifs européens, celle de Sam Szafran, avec ses vues d’atelier et encore ses feuillages, par leur beauté plastique, par le simple plaisir qu’elles procurent, ont une vocation universelle. On peut les aimer sans avoir la moindre formation en histoire de l’art. La peinture populaire est bien celle de ce genre d’artistes, que continuent d’ignorer les autorités de l’art.[/access]

*Photo: BALTEL/SIPA.00557070_000051.

Novembre 2013 #7

Article extrait du Magazine Causeur



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Nous ne redescendrons plus sur terre
Article suivant Philippe Cohen : Le goût de la vérité, le sens du combat
Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération