On ne parle plus trop de ces pères de famille perchés pendant des jours au faîte de grues pour réclamer la garde partagée de leurs enfants. Ces stylites de l’ère post-industrielle avaient l’impression de prêcher dans le désert. Il ne semble pas que leur sort se soit amélioré. Mais, pour les avocats les plus doctrinaires de la cause des femmes, s’ils ont perdu le droit de garder leurs gosses, c’est qu’ils le méritaient. Et qu’il existe des causes plus urgentes. La pénalisation des amateurs d’amour tarifé, par exemple.
Tout se tient. On dirait que, chez ces hommes perchés comme chez les amateurs de passes – qui sont parfois les mêmes –, il existe quelque chose en trop : l’organe rétractile de forme oblongue avec à la base une couronne velue, qui a l’inconvénient de servir à la reproduction humaine. Cette chose en trop s’exprime, chez les premiers, par la volonté d’assumer leur devoir paternel malgré l’opposition de l’ex-épouse ou de l’ex-compagne et, chez les seconds, par celui d’évacuer contre une poignée d’euros le désir qui les presse. Ce trop-plein, cet excès organique qui s’exprime par l’excès symbolique (la demande paternelle jugée illégitime et le recours à l’argent au lieu de se masturber), pointe un impensé de la condition féminine dont je m’empresse néanmoins de souligner qu’elle nécessite plus que jamais qu’on en combatte les injustices et les intolérables blessures.
À ce propos, une suggestion : au lieu de vouloir taper sur la clientèle des « putes », bien souvent de pauvres gars qui usent de filles sans joie, il serait temps de songer à introduire dans le Code pénal, comme en Amérique latine, la notion de « féminicide » pour les viols de femmes suivis de meurtres, crimes dès lors imprescriptibles et punis à vie. On se demande ce que les parlementaires attendent pour voter une loi qui trace une limite absolue entre la barbarie et l’humanité.
Pour en revenir à la revendication des pères de famille, elle montre qu’ils sont devenus des « papas », c’est-à-dire des hommes avides de s’occuper de leur progéniture comme s’en occupent les mères (les « mamans », plutôt), sans cesser pour autant de se sentir des hommes. Ils auraient pu se percher au sommet d’églises ou de bâtiments officiels. Pourquoi des grues ? C’est désigner un monde en voie de disparition[access capability= »lire_inedits »], celui où les hommes travaillaient au plus près des matériaux, où ils produisaient à la dure des objets tangibles. En un mot, le monde des ouvriers qui étaient fiers de l’être. Avec des cals aux mains, des poils sur le torse, la sueur au front, une Gauloise au bec, et des muscles noués par leurs tâches, pas dans les salles de gym. Des hommes, quoi. En même temps, ces pères privés de paternité qui protestent haut et fort revendiquent leur part féminine, maternelle si l’on préfère, tout en dénonçant la tentation post-moderne de mettre à l’écart les hommes en tant que géniteurs.
Les hommes cumulent deux tares : une violence qui leur est propre et qu’ils subliment atrocement dans la guerre, et un rôle de bourdons bons à jeter une fois la reproduction assurée. Passons sur la violence : dans ses formes brutes, elle est bien sûr à bannir. Mais le rôle de bourdon pose question : il signale la difficulté d’être père. Pas seulement aujourd’hui, car cette fonction comprend un aspect autoritaire qui implique une certaine distance, et même une certaine abstraction, mais plus particulièrement aujourd’hui où Big Mother trône en majesté [1. Michel Schneider, Big Mother, psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, 2002. Rappelons-nous, pour illustrer le propos, l’exaltation du care par Martine Aubry].
On ne prend pas assez conscience que Dieu est un roublard : il a fait croire aux mâles qu’Ève était sortie de la côte d’Adam, alors que c’est évidemment le contraire. L’homme sort de la femme comme l’oiseau de la coquille. Le roman de Maurice Pons, Rosa, où une tenancière de taverne aux formes opulentes engloutit dans sa matrice les soldats qui sont ses clients, témoigne à sa manière de cette réalité générale : l’homme sort de la femme aussi sûrement que celle-ci rêve sinon de l’éliminer, du moins de le neutraliser. Sans doute l’homme, du reste, rêve-t-il de retourner dans le ventre maternel, pareil à Jonas dans sa baleine. Et rêve-t-il aussi d’être femme, comme l’atteste la coutume de la couvade dans les sociétés tribales.
Et ça se comprend, qu’il veuille être femme. Il accéderait au pouvoir secret du genre féminin qui tend, depuis l’aube de l’humanité, à nier à son profit la différence des sexes, tendance dont la théorie du genre, base avancée du féminisme guerrier, constitue l’avatar le plus récent. Le mythe des Amazones en offre une version radicale et basique : radicale parce qu’il n’y a plus que des femmes, basique pour cette raison même. L’indifférenciation va plus loin : elle ne propose plus l’existence d’un seul genre au détriment de l’autre, mais carrément leur abolition.
Une seule espèce indifférenciée, produit d’un métissage universel, sans hommes ni femmes, même si, au bout du compte, le féminin l’emporte. Il s’agit in fine d’éradiquer l’homme en tant qu’espèce surnuméraire, c’est-à-dire comme incarnation de l’Autre. Adam deviendra inutile. On n’aura plus besoin de lui pour procréer, il suffira d’une goutte de sperme synthétique, voire de n’importe quelle cellule de n’importe qui, homme ou femme, avec, à l’horizon, l’espoir d’une parthénogenèse universelle. On perçoit un écho de cet espoir dans les techniques de clonage. Si les hommes ont toujours cherché à réduire l’influence des femmes, c’est, au fond des choses, parce qu’ils sentent confusément la menace d’être niés en tant qu’hommes. Leur violence procède de leur fragilité.
En Occident, l’homme parfaitement réalisé prend aujourd’hui les traits de l’homosexuel. Mais ce n’est qu’une étape sur le chemin de l’humanité parfaite. En toute logique, son avènement sera acté le jour où l’homosexuel sera simultanément homosexuelle et vice versa. Quand il n’y aura plus d’homosexuels, d’homosexuelles, de bisexuels, d’hétérosexuels, d’hétérosexuelles, de transsexuel(le)s, mais un genre unique, celui de l’androgyne, qui ne sera même plus un genre mais une utopie, c’est-à-dire un non-lieu, sans parents sinon des parents n° 1, n° 2, n° 3, etc., proposition déjà tentée mais qui reviendra, sur le modèle du frère n° 1, n° 2, n° 3, etc, dans ce meilleur des mondes qu’était le Kampuchéa démocratique du camarade Pol Pot. Idéalement, cette société s’épanouira sans différences d’âges, ce qui permettra d’abolir le temps, sans poils, sans rides, sans bedaine, sans que plus rien relevant de la nature ne vienne polluer l’ordre de la culture purifié de toute attache avec le règne animal, sans classes, sans frontières, évidemment sans races, éventuellement sans langues parti- culières comme jadis, avant Babel, paradis de l’Un et du Même grâce au triomphe du métissage promis à tous les êtres et à toutes les nations dans la paix d’un monde enfin débarrassé et des hommes, et des pères, et des lois [2. Lire sur ce point Peter Sloterdijk, notamment Ni le soleil ni la mort, Pauvert, 2003 ].
Cette aspiration symbiotique qui travaille sourdement la part féminine de l’humanité et dont s’effarouche sa part masculine permet de situer l’opinion de chacun en matière politique, pour peu que l’on veuille bien admettre que le mouvement qui va de l’extrême droite à l’extrême gauche reproduit celui qui va de la valorisation des différences à celle des similitudes, c’est-à-dire, concrètement, qui va de la défiance obtuse à la confiance naïve, autrement dit, de la détestation de l’Autre à son adoration. Tout le problème consiste à savoir où placer le curseur. Chacun le place ici ou là, et qualifie de « valeurs » ou de « convictions » l’endroit où il le fixe. L’argument du curseur fonctionne d’une manière identique pour mesurer la dose de testostérone qu’il convient de laisser aux hommes pour en faire soit des saints soit des salauds, c’est-à-dire soit des unisexes soit des primates. Plus le curseur glisse vers la droite, plus la virilité sera valorisée en même temps que le charme des différences, plus il glisse à gauche, plus la féminité sera appréciée en même temps que le bonheur des similitudes. Aux deux extrêmes on trouvera, pour la droite, Cro-Magnon coiffé d’un casque à pointe, et, pour la gauche, l’Ange de la lumière dans sa barboteuse.
Entre les deux s’étale toute une palette de choix dont celui du milieu, le plus raisonnable, qui consiste à ne priver les hommes ni de leurs génitoires ni de leur estime de soi, pour éviter d’en faire des impuissants pétris de doutes et de honte, d’autant qu’ils sont exposés, fait nouveau, à la diminution croissante du nombre de spermatozoïdes observée chez les individus à peau blanche des sociétés libérales avancées. Face aux zélotes de l’émasculation, encourageons les pères de famille à descendre de leurs perchoirs afin qu’ils retrouvent leur rôle auprès de leurs bambins, tout leur rôle, sans avoir peur de tomber de haut, et, de là, plus bas que terre.[/access]
*Photo: GINIES/SIPA.00613654_000009.
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