Suite à un documentaire sur Gérard Philipe, diffusé sur France 5 le 16 décembre, Philippe Bilger regrette de ne pas pouvoir remonter le temps et rencontrer ses idoles pour pouvoir échanger avec elles.
En dépit de l’affirmation de Marcel Proust déconseillant, pour les grandes oeuvres littéraires, la volonté de rencontrer leurs auteurs parce que la déception serait garantie, j’aurais été prêt à prendre le risque.
Et parfois je l’ai pris, par exemple avec Michel Déon dont j’avais beaucoup aimé les premiers livres et dont l’allure, l’humanité et l’intelligence, ont ajouté plus tard à mon admiration quand j’ai eu le bonheur de le côtoyer.
Le 16 décembre, un remarquable documentaire de Patrick Jeudy – « Gérard Philipe, le dernier hiver du Cid » sur France 5, d’après le beau récit de Jérôme Garcin – m’a fait prendre conscience que nous pouvions penser tout connaître de la destinée exceptionnelle de Gérard Philippe (mort à 37 ans en novembre 1959), de l’homme, de l’acteur et de la personnalité engagée, mais pourtant il nous manquait quelque chose de fondamental : avoir eu le privilège de croiser sa route, d’avoir dialogué avec lui, d’avoir pu directement observer cette beauté altière, parfaite, sans l’ombre d’une vulgarité, d’avoir éprouvé le charme indicible d’une relation avec un être rare tout de grâce et d’élégance mais retenues, presque gênées, comme s’il souhaitait à toute force nous détourner de l’accessoire qui était lui pour nous confronter à l’essentiel qu’il portait en lui.
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J’aurais tellement aimé pouvoir lui parler, rien que pour satisfaire ma curiosité jamais lassée et l’entendre m’expliquer ses choix politiques, ses orientations pas forcément les miennes. Selon mon péché mignon dont, au fond, je n’ai jamais désiré me défaire, je l’aurais abreuvé de questions, m’imaginant ainsi – mais ç’aurait été une illusion – découvrir la clé du miracle : pourquoi Gérard Philippe a-t-il été cette magnifique étoile, si tragiquement filante, diffusant, grâce à son altruisme et à son sens du partage, pour tous un peu de sa gloire et de son aura ?
Il y en a tant d’autres avec lesquels j’aurais aimé parler pour en avoir le coeur net. Pour vérifier si je ne me méprenais pas, si mes songes résistaient à leur réalité, si les mythes qu’ils étaient devenus pour moi n’étaient pas battus en brèche par la proximité, s’ils demeuraient, dans la prose de l’instant, toujours emplis de la poésie d’avant.
On a chacun ses idoles. J’utilise à dessein ce terme pour signifier qu’au-delà de l’adhésion artistique, culturelle, politique, plus fortes, plus intenses – que l’enthousiasme que tel ou telle, par ses prestations, ses comportements et ses rôles, pouvait susciter – la certitude d’une singularité absolue, du caractère absolument irremplaçable de ces lumières pour nos yeux et nos sensibilités éblouis.
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Pour moi, aussi disparate que puisse apparaître ma sélection, on trouverait dans ce panthéon par exemple la Callas comme Rudolf Noureev, ou alors les Beatles (il en reste deux !) et Giuseppe Verdi, Marcel Proust, Greta Garbo et Charles Péguy… Il est évident que d’autres pourraient bénéficier de ce statut unique mais, avec ceux que j’ai cités, j’imagine trop bien la multitude de mes interrogations, la recherche éperdue de leurs secrets, en ne me dissimulant pas que le tempérament difficile de certains n’aurait pas rendu aisé l’exercice.
Mais qu’importe ! Bien plus que tout ce qu’on peut voir et lire sur eux, bien plus que tout ce qu’ils ont pu dire d’eux-mêmes, bien plus que leurs livres, leurs spectacles ou leurs compositions, si on pouvait bouleverser le fil des temps et réaliser ce rêve d’une familiarité durable ou non avec ces êtres et ces créateurs d’exception, quel formidable enrichissement ! On ne saurait pas tout évidemment mais nous aurions presque atteint ce noyau, ce territoire en deçà desquels nous ne serions plus les bienvenus.
On aurait tellement aimé pouvoir parler à Gérard Philipe et à tous les autres.
Parce que ce n’est pas tout d’admirer. Encore faut-il aller voir de près pourquoi, en espérant que demain et la crudité de la rencontre ne briseraient pas la magie, le charme autarciques d’aujourd’hui.
Sinon Marcel Proust aurait raison, une fois de plus.
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