Nous, les femmes, nous avons une responsabilité dans cette affaire…
Que l’exposition « Masculin / Masculin », en cours au musée d’Orsay, puisse s’afficher plus ou moins ouvertement, et plutôt plus que moins, comme le rendez-vous de l’année de la communauté gay n’est pas dû uniquement aux quelques épiphénomènes médiatico-militants qui l’accompagnent. Parmi tous les droits que nous revendiquons depuis tant de décennies, nous n’avons jamais réclamé celui de contempler et de jouir de la beauté du corps masculin. Nous continuons à batailler, seins nus s’il le faut et même s’il ne le faut pas, contre la pornographie, le sexisme et la violence conjugale. Nous nous époumonons à crier que « nos corps nous appartiennent ! ». Mais savoir à qui appartiennent désormais ceux des hommes auprès de qui nous vivons et avons toujours vécu ne semble nous préoccuper qu’en dernier ressort. À tort.
« Masculin/Masculin » regroupe 200 sculptures, peintures et photographies, de 1800 à nos jours, qui ont en commun de représenter la nudité masculine. Constat davantage accablant que curieux : il n’y a que deux œuvres créées par des femmes.[access capability= »lire_inedits »] La première, Pin-up n° 1, de l’artiste américaine – et accessoirement activiste d’Act Up – Zoe Leonard, aborde le corps nu d’un barbu de manière fortement ironique, sinon moqueuse. Étendu sur du satin rouge dans la pose imitant celle, célébrissime, de Marylin Monroe sur le poster central de Playboy, le sujet veut dénoncer la prédominance du regard masculin dans l’art érotique. La seconde, L’Origine de la guerre, signée par la plasticienne Orlan en 1989, pastiche L’Origine du monde de Courbet suivant une optique résolument féministe. Et qui dit féministe dit peu complaisant esthétiquement à l’endroit du corps masculin. « On ne croise aucun phallus en érection ici, remarque le critique du Figaro. Les verges, dans les dessins de Cocteau, sont molles, et celle d’Orlan est fort courte ! » Salutairement, la beauté d’un homme dénudé ne se mesure ni à la dureté ni à la taille de son sexe. Il suffit, pour s’en apercevoir, de s’arrêter devant Une académie d’homme, de Jacques-Louis David (1778), qui inaugure le parcours, ou de se laisser absorber par le reflet mat du torse glabre d’Yves Saint-Laurent photographié en 1971 par Jean-Loup Sieff.
Inspiré directement de l’exposition « Nackte Männer von 1800 bis heute » au Leopold Museum de Vienne, qui s’y est tenue l’année dernière, le projet réalisé au musée d’Orsay se veut « ludique et savant », selon son président, Guy Cogeval. Pari gagné, tant il est vrai que l’itinéraire, organisé de façon thématique et non chronologique, instaure un rapport dialectique surprenant entre les artistes et les sensibilités des différentes époques. Et ce n’est pas tout. Qu’il le veuille ou non, le public est supposé participer à ce dialogue de par sa présence même dans les salles du musée… « Je sens une petite réticence des bourgeois bien-pensants d’une manière générale, se confie Guy Cogeval. Mais je pense que l’exposition est si belle qu’elle va finir par les convaincre. » Hou hou… Les bourgeois – hétérosexuels, faut-il le préciser ? – seraient-ils bornés au point de ne pas avoir su décrypter les allusions homo-érotiques ou sadomasochistes de certaines représentations du Christ parmi les plus illustres ? Leur fallait-il vraiment attendre l’actuelle exposition au musée d’Orsay pour les découvrir? L’ambiguïté du corps supplicié de Saint-Sébastien, icône de l’esthétique gay autant que figure religieuse, serait-elle moins flagrante au musée des Beaux-Arts de Rouen qu’elle le paraît dans le cadre de « Masculin / Masculin » ?
Certes, même de nos jours et bien qu’il ne fasse plus scandale, le nu masculin n’est pas tout à fait un nu comme un autre. De surcroît, cela semble particulièrement vrai en ce qui concerne les arts plastiques car, sans qu’il soit exploité à outrance par la littérature, comme le remarque Charles Dantzig dans son bel essai du catalogue de l’exposition, le cinéma et, à une moindre échelle, le théâtre ont presque réussi à banaliser la nudité masculine. Pourquoi l’apparition dans le plus simple appareil de Michael Douglas dans Basic Instinct n’a-t-elle suscité ni protestations ni tentatives de censure ? Pourquoi, au contraire, les sexes de trois footballeurs de Vive la France ! représentés par Pierre et Gilles (2006), étaient-ils affublés d’un bandeau noir lors de l’exposition à Vienne ? La réponse s’impose. Si l’orientation sexuelle du personnage de Douglas ne fait aucun doute, le champ libre laissé à l’interprétation de leur œuvre par les deux artistes parisiens qui n’ont jamais caché être homosexuels provoque, à tort ou à raison, ce que Guy Cogival appelle une « petite réticence». S’agirait-il uniquement de l’insupportable hypocrisie des petits-bourgeois ? Sinon d’élans homophobes inavouables ? Pas certain. Évidemment, les hésitations d’un Vladimir Poutine, dont on connaît la politique à l’égard de la communauté homosexuelle, à prêter au musée d’Orsay le magnifique tableau La Douche, après la bataille, d’Alexander Deineka (1944) suggèrent l’intention de neutraliser, avant qu’il n’ait la possibilité de naître, le désir homo-érotique face au pouvoir d’attraction des corps luisants des soldats soviétiques. Mais faut-il être homophobe pour protester contre la récupération systématique de toute représentation de la nudité masculine par la communauté gay ?
S’expliquant dans la presse sur les motivations qui l’ont conduit à organiser « Masculin / Masculin », le directeur du musée d’Orsay a affirmé vouloir comprendre pourquoi « on parle toujours de la signification symbolique, esthétique ou politique du nu masculin mais jamais du désir qu’on peut avoir devant lui ». Afin d’y parvenir, il ne serait probablement pas inutile de s’interroger d’abord sur le fait d’avoir opté, entre autres, pour le magazine Têtu pour assurer le patronage médiatique de l’événement. Il ne serait pas non plus superflu d’entendre un certain Arthur G., coverboy du titre phare de la presse gay, qui avait ôté sa salopette lors du vernissage de l’exposition : « J’attendais beaucoup de cette exposition qui aborde un sujet très sensible […] Sans oublier qu’avec des Saint-Sébastien, des œuvres de Pierre et Gilles, de Jean Cocteau, il y avait une sensibilité clairement pédé… mais pas assumée du tout ! […] Quand je suis arrivé, j’ai senti qu’il fallait faire quelque chose parce que je trouvais que la problématique était passée à la trappe. » Il reste à regretter qu’aucune playmate de Playboy, ou de Lui récemment ressuscité n’ait ressenti le besoin tout aussi pressant de « faire quelque chose » pour rappeler que le corps masculin demeure encore et toujours désirable aussi pour les femmes.[/access]
« Masculin/Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours ». Jusqu’au 2 janvier 2014. Musée d’Orsay, Paris VIIe.
*Photo : GINIES/SIPA. 00665762_000026.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !