Si, comme notre chroniqueuse, vous vous étonnez toujours de la facilité avec laquelle les Américains produisent des chefs-d’œuvres, littéraires ou cinématographiques, sur leurs fiascos militaires, quasiment en temps réel, alors que les Français se demandent toujours comment parler de la guerre d’Algérie, alors le dernier roman d’Elliot Ackerman, En attendant Eden, mérite d’entrer dans votre bibliothèque.
Adam Driver, dont on ne manque jamais de rappeler à chacune de ses prestations qu’il s’est engagé au lendemain des attentats du World Trade Center, jouait parfaitement l’amputé de guerre dans Logan Lucky. Le thème du cambriolage était léger, mais entre un Daniel Craig en habit de forçat et une Hillary Swank estampillée FBI, l’Amérique, son gouvernement et son système de valeurs étaient vaincus par K.O sur le ring de leur culpabilité et de leur incapacité à rendre un bras à celui qui en avait perdu un… Une chance pour Hollywood : Adam Driver n’a pas eu celle d’aller au front.
Pourtant les représentants de cette génération sont légion. Au niveau littéraire, Elliot Ackerman est l’une de ses plus belles voix. A son actif, cet ancien « Team Leader » du Marine Corps Special Operations a cinq missions en territoires extérieurs : l’Afghanistan d’abord puis l’Irak. Un stakhanoviste de la défaite. D’une guerre l’autre, il gagne Silver Star et Purple Heart, autres « insignes rouges du courage », comme disait Stephan Crane…
Mais les morts font tache sous le drapeau et pourtant, ils ne sont pas les moins enviables. Le narrateur d’En attendant Eden est bien mort et il n’y a rien de plus honnête ni de plus froid qu’un mort (on se rappelle comment le film Vice sur Dick Cheney avait utilisé ce principe). Dès le premier paragraphe du roman d’Ackerman, ce narrateur défunt raconte les faits d’une manière détachée : « Cette nuit-là dans la vallée du Hamrin, il était assis à côté d’Eden et il eut plus de chance que lui lorsque leur Humvee roula sur une mine, les tuant lui et tous les autres, le laissant, lui, tout juste survivant ». Et face au fait se tient le hasard : Eden, donc, est en vie, simple hasard de la mécanique des fluides.
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En vie, vraiment ? « Ni vivant ni mort, ce que c’était ne portait pas de nom ». Et pourtant, ce Godot dans un Paradis Perdu du Middle West était aussi beau et fort qu’un héros de Starship trooper. Plus de 100 kilos de muscles réduits à 35 après avoir été « ramené à la maison ». Une jambe coupée par-ci, une autre par-là, les chiffres vont vite… Et ainsi devient-il « l’homme le plus grièvement blessé des deux guerres. Avec tous les progrès de la médecine, cela faisait sans doute de lui l’homme le plus grièvement blessé de l’histoire de la guerre, et [les infirmières] venaient de le garder en vie d’un bout à l’autre du monde ».
Le roman d’Ackerman s’inscrit dans la lignée des productions de guerre. Il n’a rien à envier à Johnny got his gun, le chef d’œuvre de Dalton Trumbo. Certes, l’auteur réutilise le morse du condamné par l’orgueil des médecins (qui ont appris « tout ce qu’il y a à savoir sur comment acheter du temps à un corps démoli. Massage cardiaque, agent coagulant, garrot, intubation nasotrachéale, tout ce vocabulaire des instants sauvegardés »), les réflexions sur l’absurdité des entraînements à la Full Metal Jacket, ou encore les motifs plus prosaïques et romanesques des épouses coupables et adultères à la Pearl Harbor — le film de Michael Bay… On peut ainsi s’amuser à chercher l’origine des détails d’Ackerman. Mais cette constellation d’œuvres — la petite-fille d’Eden, cet objet non identifié dans l’histoire de la guerre, ne s’appelle pas « Andromède » pour rien — est avant tout porteuse d’une lucidité exceptionnelle sur l’état de la mythologie qu’elles portent.
Car la prose d’Ackerman démystifie le mensonge « dans les journaux et sur les chaînes d’info du câble ». Ce mensonge, ce n’est pas tant celui des raisons indicibles des invasions post-2001, c’est celui du chiffre. Les statisticiens décomptent séparément les victimes de l’Afghanistan et de l’Irak, ces deux fiascos de la lutte anti-terrorisme, qui ont donné une opportunité à tant de jeunes d’échapper à leur foyer, « forme de terrorisme tranquille ». « Séparer les deux guerres rendait chaque nombre gérable ». Mais donner des victimes un faux bilan, c’est refuser à ceux qui n’ont plus que le droit de mourir la dernière chose qu’il leur reste : l’écho de leur sacrifice.
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Alors, de manière subreptice, on se surprend à se demander combien de morts ont fait le Mali ou le Sahel, combien de soldats français vont encore une fois passer les fêtes dans un hôpital militaire, comme Eden… En un ou plusieurs morceaux.
Au passage, c’est le mythe tout entier du guerrier qu’Ackerman déconstruit. Et à travers son héros, pauvre « débris démoli » encore animé d’un soupçon de vie, il déconstruit le mythe entier de l’Amérique. Les cérémonies officielles, saluts au drapeau et salves d’honneur sont exécutés par définition par des planqués. Les survivants, même quand ils sont revenus, comme Ackerman, en un seul morceau, ne la ramènent pas. Les mythes se construisent toujours sur des morts dont on se garde bien d’exhiber la dépouille elle-même déconstruite. Ils se façonnent aussi sur des actes qui, vus de près, n’ont rien de glorieux, et pourraient même passer pour criminels. Ackerman n’a-t-il pas récolté sa Bronze Star pour un raid à Azizabad qui tua entre 33 et 92 civils, essentiellement des femmes et des enfants, sur la foi d’une fausse information fournie par un agent double ? L’écriture sert aussi à cicatriser les plaies purulentes de l’âme.
Ce roman n’est donc pas qu’une « histoire d’amour, hors des clous », contrairement à ce qu’en dit la quatrième de couverture. C’est une analyse à cœur ouvert de l’Amérique. De sa relation avec sa propre armée et les mythes qui la soutiennent. Depuis 1980, ce n’est pas tant la guerre qui garantit sa grandeur à l’Amérique, ce sont bien ses fiascos. Make America great again reste bien l’objectif de l’armée, mais ce sont ses échecs qui en garantissent paradoxalement le succès. On les envierait presque d’avoir cette capacité de créer sur leurs propres ruines, et de faire des œuvres d’art avec tant de décombres.
En attendant Eden, d’Elliot Ackerman, éd. Gallmeister, 160 p., 2022, 9,10€.
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