Actuellement, une Commission d’enquête parlementaire prétend chercher «les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France». Malheureusement, les députés en général connaissent mal la question. L’analyse de Jean-Claude Werrebrouck, universitaire et spécialiste de l’économie de l’énergie.
L’empilement des crises planétaires génère une fracturation laissant de plus en plus apparaître ce que l’on croyait disparu ou fossilisé : Etats-nations anciens ou plus récents, voire empires ragaillardis. La mondialisation heureuse reposait pourtant sur la promesse de l’effacement de ces objets cachés sous le grand manteau de l’économie sans frontières. L’Europe s’élargissant vers l’Est, modèle réduit et presque parfait de cette mondialisation, se trouve elle aussi soumise à fracturation et laisse apparaître de vieilles différences que l’on s’efforçait jusqu’alors de masquer. L’Allemagne gommait son histoire tragique en se lovant dans les marchés avec un succès planétaire. S’étant éloignée de la politique de puissance, sa domination devait désormais reposer sur la compétitivité. La France se devait d’abandonner progressivement son logiciel étatiste et devait tenter de rester grande dans une grande Europe devenue immense marché. Plus loin, la Russie n’était plus un empire sans limite, mais un grand magasin de matières premières accroché à l’immense marché.
Le pluriel était inscrit dans les gènes mais l’horizon devenait commun.
Le destin commun de l’Allemagne et de la France ne comportait pas le même niveau de difficultés. Il était aisé pour l’Allemagne d’endosser le libéralisme après le tragique de l’histoire. Il était beaucoup plus difficile pour la France de franchir la même étape alors que sa trajectoire était faite d’un exceptionnel succès économique reposant sur le fordisme classique et ne passant pas par le libéralisme. L’entente franco-allemande que l’on disait indispensable à l’Union européenne reposait ainsi sur une asymétrie de naissance et de destin.
En congruence avec l’évolution générale du monde, le libéralisme allemand devient ordo-libéralisme. Pour la France les choses sont infiniment plus difficiles. Le fordisme classique correspondait à sa culture : la passion de l’égalité, la préférence du plan sur le marché, la place non centrale de la propriété, le goût des grands projets planifiés et des technologies de rupture, le respect des grands serviteurs de l’Etat, etc. Mieux, ce fordisme avec ses gains de productivité élevés la nourrissait : la redistribution renforçait le mythe de l’égalité. La révolution libérale dans sa variante ordo-libérale va devenir un chemin de croix et va engendrer une véritable schizophrénie française.
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L’histoire de l’approche des questions énergétiques constitue le modèle de cette schizophrénie. Lorsqu’éclate la première révolution pétrolière (1973) la France s’appuie encore sur son modèle fordien pour y répondre. D’où le fantastique succès du plan Messmer assurant en quelques années la réduction de la rente pétrolière devenue l’impôt versé aux Etats pétroliers. D’où aussi une compétitivité industrielle enviée par des partenaires qui ne réagissent que beaucoup plus modérément au prélèvement de la rente pétrolière.
La spécificité de la culture française fait ainsi que l’énergie – et en particulier l’électricité – ne saurait devenir une marchandise classique. EDF est un service public dominé par des ingénieurs serviteurs de l’Etat qui se fixent pour objectif d’assurer la distribution de l’électricité dans les conditions d’une efficience maximale. Objectif réalisé de façon spectaculaire : industriels pouvant s’appuyer sur des prix stables et faibles de l’électricité, ménages au pouvoir d’achat renforcé par la maîtrise des coûts de l’énergie, ponction macroéconomique muselée au détriment des accapareurs de la rente pétrolière.
Le grand marché accepté par la France dans le cadre européen chamboule complètement le jeu. Curieusement, la France devenue schizophrène accepte la concurrence sur un service qu’elle assurait dans des conditions d’efficience inégalées dans le monde. Face à cette irrationnelle décision, il faut inventer un marché qui ne peut naître spontanément. Il faut donc tuer le monopole ultra-compétitif en l’obligeant à céder une partie de son électricité à des marchands qui ne connaissent rien du métier et sont largement incapables de produire. Ce sera tout le sens de la loi NOME en 2010 qui va engendrer plusieurs dizaines de fausses entreprises vivant de la spéculation sur des marges entre prix se formant sur des bourses, une subvention garantie d’EDF (ARENH), et des ventes au comptant ou à terme. Il faut aussi subventionner massivement des producteurs alternatifs incapables de produire dans les conditions du monopole. EDF et L’Etat, tous deux équipés d’une lourde bureaucratie indispensable à l’artificialité du marché, tiennent ainsi à bout de bras la question de l’électricité.
Moins de moyens pour EDF, moins de moyens pour l’Etat, sont pour la France la réalité du passage au marché européen de l’électricité. On sait aussi que ce moins de moyens sera justifié par des considérations écologiques dont le fondement reste discuté.
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A plus long terme, l’attrition des moyens d’EDF va entraîner d’autres conséquences : maintien des énergies fossiles et maintien d’une rente pétrolière/gazière qui devait logiquement diminuer ; abandon progressif de la chaîne nucléaire française avec fin des programmes et fin du projet de « boucle nucléaire » se matérialisant dans la filière à neutrons rapides ; compétitivité accrue des partenaires européens, en particulier l’industrie allemande qui voyait d’un mauvais œil les très avantageux coûts du nucléaire français, et qui se réjouit des déboires d’un parc vieillissant et en réduction.
L’empilement des crises fait renaître le tragique. L’Allemagne libérale devient victime d’une rente pétrolière/gazière qui se trouve renforcée par le mythe des énergies intermittentes. L’impôt prélevée par les rentiers sera durablement très lourd pour une industrie très gourmande en énergie. Le modèle ordo-libéral n’est plus de mise et l’Etat allemand tentera de compenser le prix du gaz par des mesures annonciatrices de déficits budgétaires importants. Sous-compétitivité, inflation, déficit budgétaire deviennent des réalités que l’on pensait disparues. La France devenue stupidement ordo-libérale doit de toute urgence respecter sa vieille culture et cesser sa schizophrénie.
Le débat sur l’architecture d’un futur marché de l’électricité risque d’être trop long, et déjà il angoisse la BCE qui y voit des risques sur la finance spéculative de la zone euro. Dans ce contexte, l’affaiblissement durable de l’Allemagne doit devenir une occasion pour la France de redéfinir les règles du jeu.
Dans cette perspective, un gouvernement français devenu conscient du grand dérapage de la période 1990-2022 devrait s’affranchir des contraintes que le pays s’est infligé au nom d’idéologies ruineuses. A ce titre il conviendrait :
- D’envisager toutes mesures utiles avec l’Allemagne pour mettre fin au faux marché de l’électricité.
- De rétablir les prérogatives d’EDF : en mettant fin à l’ARENH ; en proposant un monopole européen de transport et de distribution permettant d’uniformiser les bases d’une compétitivité commune ; en élargissant l’interconnexion des réseaux aux fins d’une solidarité européenne large et ne passant pas par les marchés.
- De faciliter la perspective de la « boucle nucléaire » aux fins de l’utilisation productive des déchets.
- De mettre fin aux bureaucraties, à la spéculation, et à la volatilité des prix et tarifs. Cela passe par le retour rapide d’une maitrise de la finance par le politique.
- De mettre les questions énergétiques en « économie de guerre » afin de quitter rapidement la dangereuse situation présente. Les expériences passées, même sans guerre réelle, telle le programme américain Apollo du siècle dernier doivent servir de modèle.
- De mettre à profit ce moment historique pour mettre en place un système énergétique fertilisant la réindustrialisation du pays. Cela passe par le retour d’une planification réelle. Cela passe aussi par la mise en place d’un outil financier qui, cessant de s’orienter vers des créations monétaires à des fins spéculatives, s’oriente vers de la création aux seules fins de la production. De quoi restaurer les conditions sérieuses d’un authentique financement de la reconstruction du pays.
Soulignons hélas, que pour l’essentiel, les débats parlementaires menés au sein de l’actuelle « Commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France », révèlent l’ignorance bavarde des députés face aux difficultés réelles du pays.
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