Dans La Force du destin de Verdi, la complexité de l’intrigue est largement compensée par la beauté transcendante des mélodies. A l’Opéra Bastille jusqu’au 30 décembre.
« Melodramma » purement romantique s’il en est, ce joyau de la maturité verdienne s’inscrit, dans la chronologie de ses compositions lyriques, entre Un bal masqué (Un ballo in maschera), millésimé 1859, et l’admirable Don Carlos (1867). C’est l’époque où Verdi, désormais célèbre dans l’Europe entière pour son engagement de longue date en faveur de l’avènement de l’unité italienne, est pressenti par Cavour pour se présenter à la députation au tout premier Parlement national, qui va bientôt proclamer Victor-Emmanuel II roi des Italiens et se donner Rome pour capitale. Les guerres du Risorgimento résonnent comme jamais du prestige du nom de Verdi.
Au milieu de cette effervescence politique, en décembre 1860, le Théâtre impérial de Saint-Pétersbourg demande à Verdi de composer un nouvel opéra. Verdi commence par proposer une adaptation de Ruy Blas, mais le drame de Victor Hugo n’a pas l’heur de plaire au tsar Alexandre II. Aussi Verdi, rétif à dénicher un sujet à sa convenance dans le répertoire moderne et contemporain, tourne-t-il son inspiration vers Don Álvaro o la fuerza del sino, une pièce espagnole écrite un quart de siècle plus tôt par le poète, soldat et diplomate Don Angel de Saavedra, duc de Rivas (1791-1865), drame à une représentation duquel le compositeur se souvenait avoir assisté naguère. S’ensuivent les tractations d’usage ; Verdi, homme décidément très occupé, doit représenter l’Italie toute neuve à l’Exposition internationale de Londres. La production de La Forza del destino est ajournée à l’automne 1862. Fin août, Giuseppe et sa femme Giuseppina Strepponi arrivent à Saint-Pétersbourg. Créé le 10 novembre, l’ouvrage sera considérablement remanié par ses soins pour sa création à Milan, en 1869. Il y ajoute ce magnifique « interlude-sinfonia » qui, dans la présente mise en scène, succède au prologue chanté, « vériste » avant la lettre, par quoi s’amorce le drame.
C’est l’un de ses plus longs opéras. L’intrigue en est passablement tirée par les cheveux. A Piave, son librettiste attitré, Verdi confie l’écriture du livret, à partir d’un canevas, il faut bien le dire, plutôt touffu : d’une invraisemblance échevelée, l’action, de l’Espagne à l’Italie, se combine en des temps et lieux si variés qu’il faut décidément beaucoup de force au destin pour structurer une intrigue assise toute entière sur le caprice du sort.
A lire aussi: Charles Senard: la sagesse éternelle d’Épicure
Résumons (si c’est Dieu possible !) : à Séville, amants en fuite, Don Alvaro, né de sang Inca, et la noble Leonora sont surpris par le marquis de Calatrava, géniteur de la demoiselle (intransigeant sur le chapitre des mésalliances), qu’Alvaro tue sans le vouloir avec un pistolet qui, dans sa chute, lâche malencontreusement la balle fatale. Les amants maudits se carapatent, se séparent, tandis que Carlo, fils du marquis et frère de Leonora, se lance à leurs trousses pour venger son papa et leur honneur. Passent dix-huit mois. Alvaro croit Leonora morte. Elle s’est déguisée en homme ; dans une auberge, elle recrute des soldats, car la guerre a éclaté entre l’Italie et l’Autriche. Apprenant par la bande qu’Alvaro est vivant et se croyant repoussée par lui, elle trouve refuge au couvent. Passent deux ans de plus. Nous voilà désormais en Italie. Alvaro, engagé comme soldat sous un faux nom, déprime et aspire à rejoindre au Ciel Leonora (car il la croit toujours morte), quand le brave garçon sauve la vie d’un jeune officier – ils se jurent tous deux une amitié éternelle (d’où un des duos les plus fantastiques du répertoire) – mais Alvaro n’a pas reconnu en ce dernier… le funeste Carlo ! Carlo à qui Alvaro, bientôt blessé dans la bataille, confie innocemment son portefeuille (pour le cas où, mauvais sort, il passerait de vie à trépas). Carlo tombe sur… un portrait de Leonora : il identifie alors son ennemi juré, dont il retrouve la trace et qu’il provoque en duel. Des mains amies dénouent leur corps à corps viril. Vivandières et soldats chantent la guerre (cf. le morceau fameux : « rataplan, rataplan »… ). Retour en Espagne : devenu le « Père Raphaël » au monastère où il vit en ermite, Alvaro est retrouvé par son pisteur Carlo, lequel, dans leur duel final, est frappé à mort ; s’ignorant vivants l’une et l’autre, Leonora et Alvaro se font face, mais l’intraitable Carlo choisit d’occire sa sœur avant d’expirer lui-même… Dans la version remaniée de 1869, celle qui est montrée d’ordinaire aujourd’hui, Verdi a renoncé à faire Alvaro se suicider : sa résignation toute chrétienne, porteuse de rédemption, nous préservant ainsi du tas de cadavres promis par ce dénouement ensanglanté. Destins accomplis ! Mais quelle force, tout de même, cet opéra qu’on a dit fort justement « de l’âme et des passions », et dont l’intelligibilité tragique, soutenue par des mélodies à la beauté souveraine, défie l’apparente absurdité diégétique.
Mis en scène en 2011 par Jean-Michel Auvray, cette production, qui en est aujourd’hui à sa troisième reprise, date du mandat de Nicolas Joël, lequel, à la tête de l’Opéra de Paris, infléchissait le choix de ses régisseurs dans le sens d’une esthétique volontiers teintée de littéralité et de classicisme – d’aucuns diraient académique, voire « ringarde». N’empêche. Plus de dix ans après, et quoiqu’en aient jugé alors certains critiques, cette scénographie, assurément, « tient la route ». L’idée maîtresse en est d’avoir transposé l’intrigue dans l’époque même de la composition de La force du destin et de restituer ainsi le contexte politique et social dans lequel s’inscrit une œuvre qui doit beaucoup de son inspiration à la littérature romantique, et tout particulièrement à Schiller. Le réalisme épuré des décors d’Alain Chambon n’est pas sans résonner de cet « air du temps » élégamment allusif dont les vignettes parsèment les séquences, tandis que l’imposante et lustrée statue de cire d’un christ-martyre de dos, encordé, sa nudité vêtue d’un pagne emplit le plateau tel le leitmotiv irrécusable du fatum.
A lire aussi: Pierre Gagnaire: « Je cherche à créer des moments d’ivresse »
Pour la première, ce lundi 12 décembre, ce n’est pas sans impatience qu’on attendait Leonora sous les traits et la voix d’Anna Netrebko, – objet des piteuses controverses qu’on sait pour son soutien parfaitement légitime à l’immense chef d’orchestre Valery Gergiev et pour sa proximité supposée avec Vladimir Poutine – et c’est tout à l’honneur de l’Opéra de Paris d’avoir su résister aux pressions qui, sur d’autres scènes, sont soudain venues frapper d’ostracisme l’exceptionnelle soprano native de Russie, mais aussi autrichienne. Souffrante ce soir-à, elle a été remplacée par Anna Pirozzi, laquelle assure exemplairement avec elle l’alternance pour un bon nombre des prochaines représentations. La chanteuse napolitaine fait ici son entrée à l’Opéra de Paris mais on la reverra dès la fin janvier 2023 dans le rôle d’une autre Leonora, celle du Trouvère (Il trovatore)… A ses côtés, le timbre à la fois charnu, articulé et suave de notre baryton national Ludovic Tézier, ovationné à juste titre, immortalise le vengeur hystérique Don Carlo di Vargas. Et quoi de plus réjouissant que de voir l’excellent ténor américain Russell Thomas, Otello idéal car 100% noir de peau, répondre à l’inanité du wokisme en incarnant, Ô séduisante ironie, le rôle de Don Alvaro, ce « latino » métissé de souche Inca si injustement maltraité par le marquis de Calatrava, et de surcroît victime expiatoire in fine d’un drame dont on s’étonne, par les temps qui courent, qu’il n’ait pas encore été mis à l’index.
Sous la baguette véloce de Jader Bignamini, qui débute également à l’Opéra de Paris, l’orchestre semble parfois un peu étouffé par la puissance du chœur, et l’on se prend à rêver plus appuyés les glissandi du génial duo Carlo/Alvaro, au troisième acte. Reste qu’on ne saurait forcer le destin d’un chef d’œuvre : il s’impose de lui-même.
La Force du destin/ La Forza del destino. Opéra en 4 actes de Giuseppe Verdi. Livret de Francesco Maria Piave. Direction : Jader Bignamini. Mise en scène : Jean-Claude Auvray. Orchestre et chœurs de l’Opéra de Paris. Avec, en alternance, Anna Netrebko et Anna Pirozzi (Donna Leonora), Ludovic Tézier (Don Carlo di Vargas), Russell Thomas (Don Alvaro), James Creswell (le marquis de Caladrava)…
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !