Notre collaboratrice s’est laissé tenter par La Civilisation du phoque, tout récemment paru chez Belin. Si vous pensez y découvrir les trucs et astuces des Eskimos (plus précisément les Ammassalimiut), pour survivre par -8°C entre février et mars, vous vous trompez. Mais on y trouve les croquis explicatifs de Paul-Emile Victor : si vous attrapez un phoque ou un pingouin dans le port de Marseille, où ils se pressent en ce moment, vous pourrez vous en faire une paire de kamiks ou un anorak — des mots bien utiles au scrabble… Alors livre indispensable pour Noël ? Bien sûr ! Mais à lire avant les coupures d’électricité…
C’est du réchauffé. C’est une réédition de réédition (1993) de réédition (1989) de textes perdus (Paul-Émile Victor fait partie de ces exilés en urgence de 1940 dont on a perdu quelques papiers). Certes. Mais il en est de la Civilisation du phoque comme des grands livres : la valeur des rééditions ne réside plus que dans le paratexte. Et les notes, croquis, transcriptions phonétiques (qui, aujourd’hui, n’a pas envie de savoir que « ça va geler » se dit « qicaderpo’ » ?) de Paul-Emile Victor, sont enrichis de notices de Joëlle Robert-Lamblin et d’une préface d’Enki Bilal.
Ces deux-là — qui n’ignorent rien de l’empire du blanc, du noir et du bleu (harmonie imitative oblige, ce sont les couleurs que l’imprimeur a choisies pour l’ouvrage) — donnent le ton. Ce dans quoi l’on plonge en ouvrant cet opus, c’est un passé qui « semble s’effacer rapidement » et c’est une chance que d’« être extrait avec radicalité du monde d’aujourd’hui ».
Nous avons effacé le passé proche, et les parutions sur les arts primitifs (par exemple Jean-Loïc Le Quellec, La Caverne originelle) suggèrent bien la soif d’un monde déraciné. Notre fascination tout actuelle pour le passé du passé ne peut qu’être comblée avec cette préhistoire qui ne remonte qu’à 1884, date à laquelle G. Holm a mis fin à l’isolat dans lequel les Ammassalimiut se complaisaient depuis probablement 1885 avant J.C. « Il y a donc à peine plus d’un siècle que le monde occidental eut la révélation de l’existence des Eskimos d’Ammassalik, une petite population de chasseurs nomades ayant vécu jusqu’alors dans l’isolement, entre les glaces de l’inlandsis et celles de la banquise, sur la capote orientale du Groenland à la latitude du cercle polaire ».
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Déjà en 1993, l’auteur expliquait qu’« aujourd’hui les choses se sont détériorées… Il y a de plus de plus en plus de fonctionnaires et (d’assistés) et de moins en moins de chasseurs. Il y a la télévision et la vidéo, le téléphone international, des voitures et des taxis, des motoneiges et un horrible H.L.M. à plusieurs étages ». Certes, ces dames ne lissent plus leurs cheveux à l’urine pour les rendre soyeux : elles se contentent d’imiter Kim Kardashian… La modernité, que nous confondons dangereusement avec le progrès, est ce qui, page après page, a annihilé cette « civilisation du phoque ». Notre occidentalisme fait que l’on ne jette plus les enfants naturels à la mer, on se félicite de les abrutir, notre occidentalisme fait que l’on ne chante plus un mort, on adoube Francky Vincent Chevalier des Arts et Lettres. Si possible éviter de se demander qui est civilisé.
Et pourtant, le ré-enchantement prend vite. Au gré des pages on sourit aux visages anonymes mais photographiés. Ils sont l’âme-nom du peuple dont ils ont vécu le déclin. On refait les mimiques digitales que les croquis du « jeu des mimiques » décomposent (vous savez déjà faire le « kayak à flotteur double » : vous allez devoir trouver autre chose pour communiquer votre mécontentement à un feu rouge…).
Paul-Émile Victor est conscient du moment suspendu qui sauve toutes ces informations : il sait que « les habitants de l’Ammassalik sont devenus des Groenlandais orientaux ». Mais les paroles gelées dégèlent depuis Rabelais et l’on a du mal à ne pas associer modernité et dégénérescence. Prenons le kayak, « rien n’est plus personnel que le kayak d’Ammassalik », il est le totem même de l’individu, du chasseur et de l’homme accompli, « puisque cette embarcation monoplace est construite aux mesures mêmes de son utilisateur : non pas d’après sa stature, mais selon l’épaisseur de sa cuisse et la longueur de ses jambes ». Ce fait-sur-mesure reste pourtant dissimulé. Alors même que notre civilisation de l’été perpétuel, du divertissement planétaire et de l’obsolescence programmée fait du kayak en résine made in China l’incarnation de notre impersonnalité, de notre vacuité de l’exhibition, et de notre ensauvagement civilisé.
Paul-Émile Victor, La civilisation du phoque, réédition, Belin, 2022, 448 pages, 35€.
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