Scandale dans le Landernau : une enseignante de Philosophie du lycée Watteau de Valenciennes avait prévu, le 2 décembre, une excursion avec l’une de ses classes aux abords d’un camp de migrant. « L’extrême-droite », comme disent en chœur Libé et Le Monde, s’en est émue — et a perdu une bonne occasion de s’attaquer aux vrais problèmes, estime notre chroniqueur.
Comme le raconte Libé, le projet pédagogique, intitulé « exil et frontières », était simple : « C’est dans le cadre du programme d’une classe préparatoire littéraire, qui se déroule entre septembre 2022 et juin 2023, et regroupant trois disciplines : théâtre, culture antique et philosophie. Les questions abordées sont celles de l’exil et de la citoyenneté », explique auprès de France 3 l’enseignante à l’origine de la sortie scolaire. Concrètement, le groupe d’élèves en classe préparatoire Hypokhâgne devait se rendre à Calais afin d’y rencontrer notamment une association de soutien aux exilés avec laquelle l’enseignante a, semble-t-il, des contacts privilégiés.
Du coup, dès le 28 novembre, le réseau de « parents vigilants », émanation de Reconquête, a sonné l’alarme. Le délégué local du micro-parti d’Eric Zemmour, Simon Flahaut, a dénoncé sur Twitter le « combat idéologique » de l’enseignante, immédiatement qualifiée de « pro-immigration », et, relayée par le député RN Sébastien Chenu, l’a soupçonnée d’instrumentaliser ses élèves (qui sont probablement majeurs, pour la plupart). Une accusation reprise par Patrick Jardin sur le site de Riposte laïque, et les commentateurs ont surenchéri.
Les réseaux sociaux étant ce que nous savons, c’est-à-dire un pilori moderne, la prof a été l’objet de menaces qui l’ont incitée à porter plainte, d’autant qu’elle a immédiatement bénéficié de la protection juridique des fonctionnaires — les militants du Z devraient se renseigner sur les procédures avant de porter le pet. Tout cela a donné du grain à moudre aux écologistes et au PS, dont le lider maximo, Olivier Faure, tout content de gagner en visibilité sans avoir à porter de talonnettes, a déclaré sur Twitter : « Cette histoire est édifiante. Le parti de Zemmour utilise les mêmes méthodes et intimidations que les islamistes radicaux pour faire pression sur les enseignants ». Et de faire un amalgame assez répugnant avec le cas de Samuel Paty il y a deux ans. On efface ainsi l’islamo-gauchisme sous l’image de l’islamo-fascisme.
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Succès complet. Le Monde en a rajouté une couche, une pétition — inévitablement co-signée par le dernier Prix Nobel — a permis au « quotidien du soir », qui n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut du temps d’Hubert Beuve-Méry, de battre le rappel des derniers lecteurs. Et de détailler le « projet pédagogique » : « La journée à Calais devait « modestement » permettre une introduction aux méthodes de la recherche en sciences sociales », détaille Sophie Djigo, chercheuse et enseignante en philosophie, à l’origine du projet. Etait ensuite prévu «un volet conceptuel d’analyse et de documentation de la frontière», notamment en philosophie, avec des penseurs comme Hobbes et Montesquieu, ainsi qu’un retour sur l’œuvre d’Ovide, portant sur « l’exil dans le monde antique ».
Il n’est pas jusqu’au ministre qui ne se soit emparé de l’affaire, saisissant l’occasion d’affirmer que l’un des objectifs de l’enseignement est de se battre contre les idées néfastes du Front national. Pierre Cretin en a écrit sur Causeur ce qu’on pouvait en dire.
J’ai pris le temps de résumer l’affaire, parce qu’elle cumule tout ce que l’on ne doit pas faire, en termes de communication lorsqu’on prétend critiquer le système éducatif, y compris une attaque nominale sur une enseignante, ce qui prête le flanc à tous les dépôts de plainte imaginables, ce dont la dame ne s’est pas privée. Mais surtout, parce qu’elle témoigne de la méconnaissance totale par les zemmouriens des vrais problèmes de l’Education nationale.
Remarquons au passage ce glissement de la philosophie aux « sciences sociales », sciences molles, attrape-tout, véritable blob mental qui s’annexe aussi bien la philo, les Lettres, l’Histoire et la géographie. Les « Sciences Economiques et Sociales » oublient trop souvent l’étude de l’économie pour faire de l’impressionnisme sociologique propre à hameçonner l’innocent. Tous ces bâtards de Bourdieu et Passeron — sans avoir l’exigence de l’un ou de l’autre — ont envahi le champ scolaire, à commencer par la pédagogie elle-même, qui se gargarise de « sociologie » des élèves, afin de justifier leur enseignement de l’ignorance.
On aura noté le « projet pédagogique » (le « projet » est au cœur du dispositif pédagogiste, la bonne intention excuse de ne faire ni français, ni maths, ni histoire, ni rien). Etudier Hobbes, Montesquieu, Ovide, fort bien. Mais pourquoi perdre des heures à se déplacer dans un camp de réfugiés ? Les grands textes philosophiques ne se suffisent-ils plus ?
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Le problème n’est même pas de savoir si c’est bien ou mal d’aller faire du tourisme misérabiliste dans des camps de réfugiés (prendront-ils des selfies ?), comme les touristes réels excursionnent à Haïti. Le problème, c’est la sortie scolaire en soi.
Rappelons qu’une sortie scolaire, qui occupe au minimum une demi-journée, empêche les élèves de suivre non seulement les cours de l’enseignant qui organise la virée hors les murs, mais ceux des collègues qui avaient cours juste avant ou après lui. Sans compter qu’il faut en théorie un acccompagnant pour 11 élèves, pour des questions de sécurité faciles à comprendre — et que les enseignants mobilisés pour encadrer une classe laissent en jachère les autres classes auxquelles ils étaient censés faire cours.
Dans la « première époque » de la Fabrique du crétin (2005), je fustigeais déjà la tendance irrépressible à faire l’école « hors des murs ». « C’est au nom de la même idéologie pédagogiste du « lieu de vie’’, écrivais-je, que la SORTIE SCOLAIRE est devenue le must, le sésame, le nec plus ultra, le schibboleth de l’éducation : centrale nucléaire, savonnerie, forum des métiers, musée, chocolaterie, plage mazoutée, salon de l’étudiant, parc naturel régional, Comédie-Française, marais salants, Futuroscope, raffinerie de pétrole, ciné-club, Schtroumpfland, élevage de ratons laveurs, tout est bon, même et surtout n’importe quoi, pourvu que l’on puisse extraire l’apprenant de son environnement scolaire, contraignant et restrictif, – forcément restrictif – tant il est vrai que pour le pédago, qui le méprise par principe, le monde des livres est limité […]. La sortie scolaire, avantage non négligeable, permet au professeur zélé non seulement de s’aérer mais aussi de prendre l’air… important, de faire de la mousse, d’être bien vu de l’inspection, apprécié des élèves, estimé des parents, surnoté par son chef, aimé de son concierge, – bref, de se rendre populaire à peu de frais. Du coup, ô perversité suprême, c’est l’enseignant lambda, modestement concentré sur ses cours et sa progression, qui apparaît ringard, le pelé, le galeux, le pauvre besogneux dépourvu du rayonnement nécessaire à la bonne marche du système, puisque, rappelons-le, l’essentiel, désormais, c’est de SORTIR. Ouvrir sur l’extérieur. Quel extérieur, peu importe, car tout se vaut, de Disneyland à l’Opéra Garnier. Ce qui compte, pour la nouvelle pédagogie, c’est de discréditer l’établissement comme lieu d’apprentissage culturel et d’inculquer l’idée, lentement mais sûrement, aux chères têtes blondes, que l’on peut s’instruire sans travailler».
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On voudra bien me pardonner de me citer : rien n’a changé depuis 2005, sinon en pire. Les pauvres sont sans cesse en sortie, afin, me disent les collègues qui participent à ces mascarades pseudo-éducatives, de concurrencer un peu les riches, qui sortent, eux, avec leurs parents. À Marseille, cela consiste à emmener chaque matin des classes entières de Primaire sur l’archipel du Frioul, afin, sans doute, qu’ils apprennent l’orthographe et la grammaire en observant les goélands. Ou à traîner leurs aînés au théâtre ; et dans la cité phocéenne, assister aux spectacles de Macha Makeiev, cela consiste à descendre dans l’infra-monde. Encore une fois, ce sont les élèves les plus démunis, culturellement parlant, qui font les frais de ces bonnes intentions. Ils avaient besoin de savoirs solides, on leur inflige la société du spectacle.
Il faudrait décréter, d’urgence, que chaque classe n’aura droit, désormais, qu’à une sortie par an. Cela donnera aux enseignants l’occasion de réfléchir.
Ceux qui hurlent à l’intoxication idéologique à propos de cette sortie-là n’ont pas réfléchi trois secondes. L’idéologie scolaire dominante ne consiste pas à faire l’apologie des victimes ni à culpabiliser les élèves nantis. Ça, c’est de la mousse. La vraie idéologie qui mine l’Ecole consiste à ne rien faire, ou à en faire le moins possible. À ne rien apprendre, à ne rien transmettre. Tout est prétexte à autre chose qu’à l’étude. On part en balade, et on revient les mains vides.
Encore faudrait-il qu’il y ait dans ces groupuscules qui montent sur leurs grands chevaux à la moindre provocation des gens qui connaissent le système, et qui pensent. Mais depuis que l’on m’a expliqué qu’il y avait autour du Z de fringants jeunes gens tout à fait aptes à réfléchir, j’ai compris. Là encore l’incompétence a gagné.
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