Dans son nouveau livre, Chaos, Stéphane Rozès analyse les causes de la défiance des peuples envers leurs élites et celles de la montée des extrêmes. Loin de défendre des intérêts nationaux, les technocrates qui nous gouvernent légitiment des décisions prises ailleurs et par d’autres, et bafouent l’idéal démocratique dont ils se réclament.
Causeur. Le titre de votre nouveau livre, Chaos, a de quoi inquiéter venant d’un observateur averti tel que vous, ancien sondeur et conseiller de présidents. Alors qu’on nous a vendu pendant des décennies la mondialisation comme un facteur de paix et l’Europe comme l’avenir des nations, la construction européenne ne fait plus rêver et la mondialisation fait revenir la guerre sur le devant de la scène. Pourquoi ?
Stéphane Rozès. Nos dirigeants ont simplement oublié l’essentiel et ont cru pouvoir substituer au politique et à ses aléas l’économique et ses process maîtrisés. Ils ont juste oublié que ce sont les peuples qui font l’histoire. Les communautés humaines ne sont pas mues fondamentalement par la prospérité, mais par la volonté de maîtriser collectivement leur destin. Chacune d’entre elles a une façon singulière d’être au monde, de penser et de faire. Chaque peuple est habité par un imaginaire commun qui lui permet de s’approprier le réel au travers de représentations, de symboles, d’institutions. Cela lui permet d’intégrer les changements. D’où le sous-titre de mon livre « Essai sur l’imaginaire des peuples ». C’est cet imaginaire, fonctionnant comme un véritable creuset culturel, qui crée le commun et le génie particulier de chaque peuple. C’est lui qui fait tenir ensemble les hommes.
Est-ce que ce sont les atteintes à ces imaginaires qui engendrent le chaos identitaire que nous connaissons ?
Pour moi, l’existence d’une civilisation s’explique par une forme de cohérence entre l’imaginaire des peuples et la façon dont ceux-ci participent à la marche du monde. En revanche, si on constate une déconnexion, si les peuples ont le sentiment de ne plus avoir de choix, ils sont alors rattrapés par des archaïsmes anthropologiques où l’on se rassure sur ce que l’on est en s’affrontant à l’autre. L’interdépendance entre les peuples, que les fondateurs de l’Union européenne voyaient comme une garantie de la paix, ne suffit pas à éviter la violence et la guerre, si ces peuples ont le sentiment d’être dépossédés de toute prise sur leur avenir.
Comment décririez-vous l’imaginaire français ?
Notre pays a toujours été un archipel. Nous sommes un cul-de-sac du continent européen, une queue de comète de fins d’invasions diverses (Celtes, Latins, Germains…). Néanmoins, la France a été un pays où l’on se sédentarise. Pour faire tenir un territoire aux populations disparates, le pays a très vite eu une relation transcendante au pouvoir. C’est la verticalité du politique qui a fait office de structure partagée. D’où le fait qu’en France, le président de la République ne peut être normal, car il est censé incarner le pays et pas en être le simple gestionnaire et administrateur en chef. Cette exigence de dépassement pèse aussi sur le peuple. Ainsi le citoyen français n’est pas l’expression de ses intérêts ou de ses origines. C’est au contraire sa capacité à se détacher de ses singularités initiales qui lui confère l’accès réel à la citoyenneté. Voilà pourquoi, en France, la passion politique est centrale. Pour définir la direction dans laquelle nous devons aller ensemble, il faut articuler deux priorités : la dénaturalisation de nos origines et le dépassement par la projection. Sans l’un, on ne peut avoir l’autre. La place de chacun est donc garantie symboliquement par sa capacité à se projeter dans l’avenir. Voilà pourquoi la réduction de la politique à une adaptation à la globalisation imposée de l’extérieur est particulièrement destructrice chez nous et explique que nous sommes le peuple le plus déprimé d’Europe alors que nous sommes, socialement, les mieux protégés.
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Comment vous en êtes-vous rendu compte ?
En travaillant sur des sujets très prosaïques. Par exemple, des questionnements sur le management peuvent faire remonter des constantes très fortes que l’on retrouve en politique. Je me souviens de clients anglo-saxons qui ne comprenaient pas pourquoi, alors que personne ne contestait les protocoles qu’ils proposaient, les changements ne se mettaient pas en place. Les enquêtes montrent qu’en France, pour s’attaquer à la question du « comment », il faut avoir convaincu les Français du but à atteindre. Si on ne répond pas au « pourquoi » », le « comment » ne mobilise pas ou est vu comme une atteinte au professionnalisme.
Pourquoi voyez-vous dans le néolibéralisme qu’incarne aujourd’hui l’Union européenne le principal facteur de la montée des nationalismes et du populisme ?
La montée des extrêmes qui se constate presque partout en Europe résulte d’une promesse brisée, celle du libéralisme qui associait le politique et l’économique, la souveraineté démocratique et le marché. Or le néolibéralisme actuel veut contourner et dépasser les souverainetés nationales. Pour cela il possède une arme redoutable : la déterritorialisation (de la monnaie et des zones de production) et la mise en place d’institutions transnationales éloignées de la souveraineté des peuples et échappant à leur contrôle. Dans une note datant de 1975, « The Crisis of the Democracy », Samuel Huntington, Michel Crozier et Joji Watanuki font le constat que les sociétés occidentales n’ont plus les moyens de répondre à l’explosion des droits-créances que génère le développement d’une population occidentale de plus en plus individualiste et hédoniste, alors même que les conditions qui ont fait sa prospérité sont en crise (crise pétrolière). Comme ces penseurs sont très attachés au fait que la décision politique doit rester rationnelle, ils ne comptent plus sur le lien avec le peuple pour y parvenir, mais sur le détachement de ce lien. Ils suggèrent donc d’aider les démocraties à externaliser la décision politique au niveau d’organisations supranationales hors de portée des citoyens. C’est l’illusion techniciste qui fait croire que la raison étant une, elle suffit à définir le bon gouvernement des hommes. Le technicien sait ce qui est bon, et plutôt que de perdre son temps à en convaincre les citoyens, autant faire en sorte que la décision leur échappe pour leur plus grand bien. Cette vision est la matrice de ce qu’est devenue l’Union européenne.
Cela explique-t-il les réticences des peuples vis-à-vis de l’Europe ?
En refusant d’accepter le vote contre le traité constitutionnel de 2005, l’Union européenne et les élites des pays concernés ont permis aux technocrates de remporter la victoire face à la souveraineté des peuples. Elles ont fragilisé la démocratie, alors qu’elles la fétichisent en tant que valeur. En faisant du cadre européen non pas un espace de coopération et de puissance, mais un espace libéral régi par le seul discours de l’adaptation à la globalisation, les élites européennes ont délégitimé la politique comme exercice de la volonté humaine. Le seul choix que pose le néolibéralisme c’est : soit renoncer à ce que l’on est, soit n’avoir d’autre perspective que la survie. Les élites sont désormais des communicants chargés de nous faire avaler la potion amère d’un cours des choses qui nous dépasse. Or, quand tout devient contingent, aléatoire, incontrôlable, et que le pouvoir est lié à la satisfaction des exigences d’une mondialisation qui paraît n’avoir d’autre horizon que le profit et la cupidité, c’est la violence archaïque qui ressurgit.
Comment cette nécessité de volontarisme politique se traduit-elle dans la société française ?
La France doit vouloir faire nation pour en rester une, car elle est originairement multiple. Notre passé n’est pas un verrou suffisant pour nous faire tenir ensemble. C’est là la grande erreur d’Éric Zemmour face à Marine Le Pen. L’un postule que notre malheur s’explique par des raisons identitaires et civilisationnelles alors que l’autre estime que notre malheur a des raisons politiques en lien avec la question de la souveraineté. Pour le premier, notre crise vient de notre éloignement du passé, pour la seconde, de notre panne d’avenir. Or la référence au passé n’est pas notre moteur, notre moteur c’est notre projet, le fait de vouloir construire ensemble un futur. Voilà pourquoi le communautarisme, le multiculturalisme, le séparatisme politico-religieux sont insupportables aux Français. Cela explique notamment leur forte hostilité au port du voile, considéré instinctivement comme une exhibition politico-identitaire battant en brèche au processus de dénaturalisation des origines qui nous permet de faire du commun. Mais comme ce commun, en France, se fabrique dans la projection dans l’avenir, notre moteur est en panne. Au nom de quoi demander la dénaturalisation s’il n’y a plus de projet choisi et partagé ? Se met en place alors une concurrence mémorielle et victimaire où la place de chacun n’est plus gagée sur son apport à une construction et projection à venir, mais sur le remboursement d’une dette de la société envers des minorités. Celles-ci se livrent ensuite à des concurrences féroces où la violence est légitimée au nom des humiliations subies. Cela rend impossible l’intégration à la société française.
L’irruption et la force des populismes montrent donc un désir de politique de la part des peuples?
Si on est optimiste, on peut analyser la montée des droites nationales comme un élément de rééquilibrage interne permettant de revenir vers ce qui est le génie européen, une Europe des peuples et des nations. Si on est pessimiste, on peut interpréter l’accès de ces forces au pouvoir comme une illusion du retour à la maîtrise de leur destin par les peuples. Cette illusion annonce des réveils difficiles : ces mouvements seront amenés, dans le cadre européen actuel, à faire de telles concessions au néolibéralisme qu’ils corroboreront l’idée qu’il n’y a qu’un seul chemin possible.
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Si on vous suit, l’Europe est devenue le piège des démocraties…
En tout cas le mythe du couple franco-allemand en est un. Tant que les élites françaises considéreront qu’il faut d’abord respecter les traités et donner des gages à l’Allemagne pour obtenir une réorientation de l’UE, elles échoueront. La première élection d’Emmanuel Macron témoigne de cette impasse. Expliquer à Angela Merkel qu’on a sauvé la France de l’élection de Marine Le Pen pour espérer d’elle une renégociation de certains traités était d’une grande naïveté. Avant son élection de 2017, Emmanuel Macron avait laissé entendre qu’il pourrait incarner une France qui défend sa souveraineté au sein des instances bruxelloises, mais une fois élu, il a agi en VRP de l’Union européenne et a échoué à incarner l’intérêt général du pays. Il ne suffit pas que les peuples portent au pouvoir des gouvernants qui mettent en scène la volonté de les défendre et de les protéger, encore faut-il que ces gouvernants puissent disposer des leviers de l’action. S’ils ne font que légitimer des décisions technocratiques prises ailleurs, ils perdent leur propre légitimité et abîment l’idéal démocratique.
Pouvez-vous préciser ce point ?
La légitimité du pouvoir trouve sa source dans la souveraineté populaire. C’est le transfert de la part de souveraineté de chacun à des représentants élus qui donne à ces derniers la légitimité à agir et à légiférer. Or le contournement de la souveraineté nationale par le transfert de la décision dans des instances supranationales détruit la souveraineté populaire et donc la source de légitimité de tout pouvoir. La structure européenne n’a pas de légitimité propre. Il n’existe pas de peuple européen constitué. En détruisant la source de légitimité des différents pays, c’est à elle-même qu’elle s’attaque à terme. Le problème c’est que loin d’en prendre conscience, l’Europe s’enfonce dans une fuite en avant en proposant le vote à majorité simple dans ses instances[1]. C’est un ultime coup de force visant à éloigner la décision politique de peuples vus par leurs dirigeants comme trop déraisonnables pour décider de leur destin.
Stéphane Rozès, Chaos : essai sur l’imaginaire des peuples, Le Cerf, 2022.
[1]Jusqu’à présent, seules les décisions votées à l’unanimité sont adoptées au Conseil européen. Ce système pourrait changer avec la majorité simple : 14 voix favorables sur 27 suffiraient à l’adoption d’un texte.