Le port de la kippa en public n’est pas si différent de celui du voile : ils sont tous les deux contraires à l’esprit de la laïcité à la française.
L’autre matin, l’excellent et avenant Cyrille Cohen, directeur du laboratoire d’immunothérapie de l’université Bar-Ilan de Tel-Aviv, était invité à CNews, sur le plateau de Pascal Praud. Ses critiques plus ou moins feutrées de certaines mesures anti-Covid ont sans doute passionné les téléspectateurs et les autres participants – dont la plupart ont été, comme votre servante, enchantés que leurs agacements reçoivent une onction scientifique. Cependant, comme l’a signalé Praud, qui reçoit des messages pendant l’émission, ce qui a fait réagir le public autant que ses explications scientifiques, c’est la kippa qu’il avait sur la tête. Rappelons que ce couvre-chef de forme circulaire est porté par les juifs (les hommes) à la synagogue, mais que les plus pratiquants le conservent en permanence.
Je l’avoue, dès mon arrivée, cette kippa m’a contrariée. Lorsque le sujet s’est invité dans le débat, j’ai fait remarquer au professeur qu’en France, on n’affichait pas ses convictions et pratiques religieuses. Question de savoir-vivre. Certes, la loi n’interdit pas le port de la kippa ou du voile islamique dans l’espace public. Mais quelle que soit la règle, l’esprit de la laïcité commande une certaine discrétion. « Je m’appelle Cohen, tout le monde sait que je suis juif », m’a rétorqué l’intéressé. Oui, et moi je m’appelle Lévy. Un nom, aussi caractéristique soit-il, ne dit strictement rien de la pratique, a fortiori pour un juif dont la définition relève de la filiation – selon la loi hébraïque, est juif quiconque est né d’une mère juive (même ashkénaze[1] !). On peut donc être juif et totalement athée ou mécréant. Au demeurant, personne ne demande à Cyrille Cohen de se cacher. Et il est vrai qu’il est israélien. Mais il se trouvait en France (pays dont il possède probablement la nationalité). Qu’il respecte le shabbat et mange cacher, c’est une affaire strictement privée. Pour autant, cet appel à la retenue ne vaudrait pas pour un imam, un rabbin ou le pape, en tout cas s’ils étaient invités es qualité.
Plus encore qu’une loi, qui ne peut être modifiée que par le vote du Parlement, une règle tacite est sujette à évolution, en fonction des débats qui traversent la société. Il est probable que cette kippa n’aurait pas choqué il y a trente ans, avant que le voile islamique devienne un sujet récurrent de la dispute française, notamment grâce à certaines sœurs Lévy[2]… Certains internautes n’ont pas manqué de faire le rapprochement. « Là on est au comble du fou rire sur #hdpros eux qui râlent à longueur de journée sur les voiles ou les djellabas, hop dès le lundi matin professeur Cyrille Cohen et sa kippa sur la tête sur le plateau », tweete un courageux anonyme qui s’est baptisé « Le Comédien ». Eh bien, en dépit d’une légère aigreur, ce comédien-là n’a pas tort. Dénoncer le voile et accepter la kippa témoigne au minimum d’une incohérence et, aux yeux de pas mal de gens, d’un déplorable deux poids, deux mesures. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’il y a quelques années, Marine Le Pen avait demandé aux juifs français de renoncer à la kippa dans la rue. Beaucoup l’ont fait, malheureusement pour des raisons de sécurité.
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On me dira que ce n’est pas pareil. En effet, la kippa n’est pas un signe d’infériorité des femmes (ni des hommes). Elle n’est pas l’étendard de nos ennemis, elle n’est pas suspecte de manifester des sentiments antifrançais. On n’a pas vu d’hommes à kippa se réjouir des massacres de Charlie Hebdo ou du Bataclan. Mais en France, beaucoup de jeunes filles musulmanes portent le voile sans avoir la moindre sympathie pour les terroristes ni la moindre détestation pour leur pays. Qu’elles soient instrumentalisées au service d’une cause qui les dépasse, c’est ma conviction, mais cela relève du débat.
Inutile de se raconter des histoires. Il y a une forme de séparatisme juif. Certes, il est pacifique et apolitique. Autrement dit, ce ne sont pas les juifs qui mettent aujourd’hui au défi la cohésion de la société française. N’empêche : ce qui pouvait passer il y a quelques décennies pour un innocent particularisme paraît aujourd’hui problématique à nombre de nos concitoyens. Qu’il y ait parmi eux des gens qui ont un problème avec les juifs ne doit pas nous empêcher d’entendre les autres, ceux qui pensent légitimement qu’une règle n’a de sens que si elle vaut pour tous.
J’ai également été frappée par le silence de mes camarades de plateau – fait suffisamment rare pour être significatif. Peut-être auraient-ils été plus directs avec une femme voilée. Leur retenue témoigne d’une certaine délicatesse qui a partie liée avec l’histoire. Si j’ai été la seule à prendre la parole, c’est sans doute parce que mon patronyme et mon appartenance m’immunisent contre le soupçon d’antisémitisme. Quoi qu’en pensent beaucoup de nos compatriotes musulmans, l’antisémitisme traduit la haine des juifs alors que ce qu’ils appellent islamophobie est la critique de certaines expressions de l’islam. Sauf que ces distinctions subtiles ne peuvent guère avoir cours dans un débat télévisé. Alors, que mes amis de CNews et le professeur Cohen souffrent que je les interpelle gentiment. Nous ne sommes pas menacés par le retour du nazisme. Les juifs ne sont pas des petites choses fragiles et susceptibles incapables de tolérer la moindre remarque. Interdire toute critique ou blague à leur encontre serait, finalement, une forme paradoxale (et inconsciente) d’antisémitisme.
[1]. Je n’ignore pas qu’on s’empaille depuis des lustres sur cette définition, que des gens dont seul le père est juif se définissent comme juifs et que d’autres, de mère juive, ne revendiquent aucune appartenance. Mais ce n’est pas le lieu d’un débat talmudique…
[2] En 2003, Alma et Lila Lévy, filles d’un avocat juif athée et d’une mère kabyle de culture musulmane ont été exclues du lycée d’Aubervilliers pour refus d’ôter leur hidjab.