Pierre-Yves Beaurepaire retrace la naissance et les ramifications d’un mouvement né pendant les Lumières et qui est devenu le symbole du complotisme contemporain.
Ils avaient envahi la toile dans les années 2000. Ils, ce sont les Illuminatis. Pierre-Yves Beaurepaire en a fait une histoire, chez Tallandier, revenant à la fois sur la société secrète née à Ingolstadt, en Bavière, en 1776, mais aussi sur son fabuleux destin des deux côtés de l’Atlantique, bien après leur interdiction et leur disparition.
L’affaire commence donc dans la Bavière catholique, dans un espace allemand encore marqué par la Guerre de Trente Ans, quand Adam Weishaupt, un jeune professeur de droit épris d’idées nouvelles et anticléricales, constitue une société secrète en 1776. Leur objectif était de faire avancer la tendance la plus radicale des Lumières, contre les menaces cléricales.
Weishaupt recruta alors ses étudiants et les encouragea à coopter le maximum de monde et tenta aussi de s’infiltrer parmi les Francs-maçons. On a beau penser de plus en plus comme Voltaire et de moins en moins comme Bossuet dans l’Europe de cette époque, Weishaupt a quand même la sensation qu’une course contre la montre se joue avec ses ennemis les Jésuites. Certes, l’ordre des Jésuites a été chassé des royaumes catholiques puis dissous par le pape lui-même, mais Adam Weishaupt les croit encore plus dangereux depuis qu’ils sont clandestins. Il craint de les voir s’infiltrer au sein des loges maçonniques et de retourner les partisans modérés des Lumières.
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Les Illuminati connaissent un essor important dans le monde germanique et en Europe, avec quelques ramifications dans le Nouveau Monde, jusqu’à ce que le prince-électeur Charles-Théodore de Bavière siffle la fin de la récré en interdisant la société secrète en 1784, puis que Joseph II en Autriche se décide à encadrer sérieusement le monde maçonnique l’année suivante. Mais avec les Illuminati, c’est quand tout s’arrête que ça commence vraiment. Car nous ne sommes plus très loin des temps révolutionnaires, et aux yeux de quelques esprits, parmi lesquels l’abbé Barruel, auteur de Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, le parti jacobin va apparaître comme une sorte de section française de l’Internationale illuminati.
On soupçonne l’existence d’un vaste réseau d’initiés se transmettant les informations à la vitesse de la lumière, plus rapidement et efficacement encore que le télégraphe. On aurait tort d’imaginer que l’histoire n’intéresse que quelques jésuites et quelques hobereaux déchus par la Révolution : l’abbé Barruel connaît un fort succès d’édition (l’abbé Louis-Siffrein-Joseph de Salamon, chargé des affaires du Saint-Siège à Paris, écrit dans une lettre en 1792 : « Ces abbés, Barruel, […] sont des gens qui travaillent pour la bonne cause ; c’est fort bien, mais ils font un trafic de leur ouvrage : ils les vendent au poids de l’or. Barruel vend vingt-quatre sols un numéro de son Journal [Ecclésiastique] qui n’a que quelques feuilles »). L’abbé Barruel, réfugié à Londres, se créé un réseau d’informateurs et de continuateurs, pour beaucoup protestants, ce qui permit à la thèse de circuler dans le monde anglo-saxon. Un beau jour, en 1806, Barruel reçoit une lettre d’un obscur florentin, Giovanni Battista Simonini, qui l’avertit qu’il manque un étage à sa construction complotiste car, au sein du même du complot illuminati, ce sont les Juifs qui mènent le bal. Cette lettre est au cœur du roman d’Umberto Eco, Le cimetière de Prague (2010).
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Si on a pu regarder en France l’émergence des vidéos Youtube dénonçant le complot illuminati d’un œil ricaneur, on comprend en lisant le livre que la peur du complot est presque consubstantielle à la démocratie américaine. Bien avant l’élection de 2020, le soupçon de trucage des élections est une constante de l’histoire politique des Etats-Unis.
A côté des habituels partis républicain et démocrate, il a même existé un Anti-Masonic Party assez influent dans les années 1830. Cette crainte d’une influence jacobine semble avoir joué un rôle dans les relations complexes entre la jeune République américaine et la jeune République française à leurs débuts, et peut-être à plus long terme entre les Etats-Unis et la France. Il n’est pas jusqu’aux symboles les plus américains (le billet de banque américain avec la date de 1776 inscrite dessus, allusion non pas à la déclaration d’indépendance mais à la fondation des Illuminati ; la statue de la Liberté réalisée par le maçon Auguste Bartholdi) qui échappent aux soupçons. Pendant la guerre froide, William Carr, sous-marinier canadien devenu essayiste, n’a pas peur d’intégrer n’importe quel document à sa thèse, et pourquoi pas une lettre de 1871 adressée à Giuseppe Mazzini dans laquelle figurent déjà les termes « nazisme » et « fascistes ». Hitler et Mussolini n’étaient pas encore nés…
Pierre-Yves Beaurepaire, Les Illuminati : De la société secrète aux théories du complot, Taillandier, 2022, 352 p., 21,90€.
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