Malko sentit une sueur froide couler le long de son dos malgré la température plutôt clémente de ce 1er novembre. Et pour une fois, ce n’était pas parce qu’il était sur le point d’être émasculé par un terroriste barbu, exécuté d’une balle dans la tête par le tueur d’un cartel de la drogue ou encore qu’il était assis et attaché sur un nid de fourmis rouges quelque part en Asie du Sud-Est.
Non, c’était bien pire, pire que tout ce qu’il pouvait imaginer : il venait d’apprendre la mort de son créateur, Gérard de Villiers, à 83 ans.
Malko retira la veste de son costume en alpaga, posa son pistolet extra-plat sur la table de nuit. Il revenait juste de sa deux centième mission[1. La vengeance du Kremlin.] et il était épuisé. Il avait fallu se promener du Kremlin, à Londres en passant par Tel-Aviv. On allait souligner comme d’habitude l’excellente documentation de Gérard, on allait dire qu’il était devenu un as de la géopolitique, mais c’était lui, Malko, qui devait affronter le danger face à un Poutine en pleine forme qui n’oubliait jamais de se venger. Poutine, d’après Gérard qui avait expliqué cela à Causeur magazine l’été dernier, dans le dernier entretien qu’il avait donné à la presse, continuait la guerre froide par d’autres moyens. Le Grand Jeu se jouait toujours entre les USA et la Russie. L’islamisme était venu compliquer l’affaire, bien entendu mais on en revenait toujours à la vieille rivalité entre Washington et Moscou.
Depuis cinquante ans, depuis sa première mission, en 1965, à Istambul, Malko, contrairement à Gérard, n’avait pas vieilli. Depuis cinquante ans, il avait la quarantaine et une énergie sexuelle débordante. Depuis cinquante ans, il avait parcouru tous les pays du globe, où il avait honoré de pulpeuses salopes. Il s’enfonçait dans leurs reins d’une seule poussée. Elles aimaient ça, s’empaler sur sa virilité érigée comme les valeurs du monde libre face à la subversion communiste. C’était l’avantage d’être un héros de la littérature populaire, ça. Comme Tintin ou Maigret. On ne prend pas une ride.
Malko se demanda s’il allait pouvoir continuer à bosser, maintenant que Gérard de Villiers, après l’avoir envoyé deux cents fois au front, avait rejoint le paradis des forçats de l’underwood. C’est qu’il n’avait pas terminé de réparer son château de Liezen en Autriche. Il faut dire qu’être prince, chevalier de Malte et grand voïvode de la voïvodine de Serbie, ça coûte. Et qu’allait devenir Alexandra, son éternelle fiancée ? Et Elko Krisantem, le majordome, un as de l’étranglement ottoman ? Ou Chris John et Milton Brabeck, les agents de la CIA qu’on lui envoyait en renforts et qui avaient à eux deux « la puissance de feu d’un petit porte-avions ».
Et puis Malko n’était pas du genre à prendre sa retraite. Il voulait, comme son créateur, mourir en faisant ce qu’il aimait. Le côté Molière de Gérard de Villiers. Contrairement à Simenon qui s’était arrêté du jour au lendemain, GDV pour les intimes avait décidé d’écrire jusqu’à son dernier souffle, ce qu’il fit.
D’ailleurs Malko était un contractuel de la CIA, pas un fonctionnaire surmutualisé. Il avait la même vision libérale du monde que son créateur. L’équation libéralisme=liberté politique lui semblait aller de soi. Même si au Chili en 75, dans L’ordre règne à Santiago, Malko (et Gérard, donc, comme il l’avait raconté à Causeur), les choses n’avaient plus été aussi claires, soudain.
Mais enfin, Malko espérait quand même que si quelqu’un reprenait la licence SAS, il n’allait pas se retrouver entre les mains d’un pisse-copie gauchiste du genre démocrate américain ou gaulliste français. Avec Gérard de Villiers, Malko avait pris l’habitude de voir le monde avec un prisme politique qui faisait passer les néocons pour des centristes et Tamerlan pour un humaniste un peu fiotte.
Et puis quoi qu’on en dise, il y avait un style chez Gérard de Villiers qui n’affectait d’en avoir aucun. Justement parce qu’on sait depuis Barthes que le degré zéro de l’écriture est une écriture. Et ça, l’air de rien, ce n’était pas à la portée du premier venu et ça expliquait aussi une telle longévité et un tel succès.
Malko se releva, alla à la fenêtre.
La peur se dissipait un peu. Quoi qu’il arrive, il était devenu une légende, un mythe. Même si on ne devait plus lire de nouveaux récits de ses exploits, il aurait été le dernier survivant de la vraie littérature de gare, avec San-Antonio peut-être. Cette littérature en voie de disparition, qui unissait l’intello et le prolo, le gaucho et le facho, le catho et macho, parce qu’à un moment, ce qui compte vraiment, c’est une bonne histoire aussi bien documentée, que les pages Étranger des journaux, sinon mieux, et de surcroît beaucoup plus sexy.
Malko regarda la pluie tomber. C’était bien un temps de Toussaint. Il se rappela le titre d’une de ses premières missions, Opération apocalypse.
Voilà, on y était.
*Photo : STEVENS FREDERIC/SIPA. 00449937_000008.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !