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Syrie, laïcité, Front national : le journal d’Alain Finkielkraut


Syrie, laïcité, Front national : le journal d’Alain Finkielkraut

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Élisabeth Lévy. Le 21 août, un massacre au gaz sarin a été commis dans les faubourgs de Damas, tuant plusieurs centaines  de personnes. Les services de renseignement occidentaux accusent formellement le régime de cette exaction. Après un sommet du G20 plutôt tendu, seuls les États-Unis et la France se disent aujourd’hui prêts à intervenir. En France,  les opinions semblent majoritairement hostiles. De votre côté, êtes-vous plutôt favorable à cette « intervention » ?

Alain Finkielkraut. « Ce n’est pas l’Amérique qui a fixé une ligne rouge, c’est le monde », a dit très justement le président Obama. Les armes chimiques ont été bannies par la Convention de Genève en 1923, c’est-à-dire au lendemain d’une guerre où l’on a vu les nuages mortels des gaz « s’étendre sur tout ce qui vit avec l’indifférence d’un phénomène météorologique », comme l’a écrit Ernst Jünger. John Kerry, le secrétaire d’État américain, avait donc raison d’en appeler à la mémoire et à la décence communes dans la conférence de presse conjointe qu’il a donnée, au Quai d’Orsay, avec notre ministre des Affaires étrangères. Et puis, il n’y a pas de place pour l’abstention dans cette affaire. Ne pas agir, c’est encore agir en envoyant un message d’impunité aux utilisateurs potentiels d’armes interdites.

Enfin, la morale de responsabilité qui échoit aux États ne se limite pas à la poursuite par chacun de ses intérêts. Elle consiste dans l’humanisation de notre séjour sur Terre. Elle est responsabilité pour le monde. Le monde doit rester sans armes chimiques : il faut une réponse militaire à ceux qui transgressent cet impératif. Ce raisonnement, il est vrai, ne convainc pas l’opinion. Elle qui est, en général, si émotive et qui a vu, en boucle, les images des corps suppliciés, s’oppose majoritairement à des frappes contre Bachar Al-Assad. [access capability= »lire_inedits »] Ce sont les représentants de ces États décrits par Nietzsche comme les plus froids des monstres froids qui font part aujourd’hui de leur émotion devant l’horreur du crime. « Le malheur des hommes ne doit pas être le reste muet de la politique. Il fonde un droit absolu à se lever et à s’adresser à ceux qui détiennent le pouvoir », a déclaré Michel Foucault en juin 1981.Cette fois, c’est le pouvoir qui se lève au nom du malheur des hommes et c’est la citoyenneté internationale que Foucault appelait de ses vœux qui fait la sourde oreille. La froideur a changé de camp. Pourquoi ? Parce qu’après les attentats du 11-Septembre, l’échec des interventions militaires en Irak, en Afghanistan et en Libye à établir la démocratie dans ces pays, l’islamisation des « printemps arabes » et, pour finir, l’emprise des djihadistes sur la rébellion syrienne, nous avons été contraints de prendre acte de ce fait : l’humanité est traversée, comme l’écrit Pierre Manent, par des séparations profondes et même intraitables. On croyait que le réseau allait avoir raison des frontières.

C’est vrai, mais au sens tout à fait inattendu où les islamistes somaliens relatent en direct sur Twitter leurs exploits barbares dans un centre commercial. Le rêve commun à Victor Hugo et à Michel Serres d’une humanité réconciliée par la technique est anéanti. Le djihad et l’impitoyable guerre civile entre sunnites et chiites ont dressé un mur entre le monde arabo-musulman et le nôtre. Et ce que dit le scepticisme de l’opinion occidentale, c’est que même une attaque au gaz sarin contre des populations civiles n’arrive plus à briser ce mur. Aussi les États occidentaux ont-ils accueilli comme une divine surprise la proposition russe d’une prise de contrôle par l’ONU de l’arsenal chimique du régime de Damas. C’est mission impossible. Poutine a donc tendu un piège grossier aux Occidentaux mais, dans une guerre où la victoire éventuelle des rebelles suscite autant d’inquiétude que celle de Bachar Al-Assad, ce piège a été saisi comme une perche. La Charte de la laïcité de Vincent Peillon. Dans les territoires perdus de la République, la diversité n’est pas une partie de plaisir.

Vincent Peillon a présenté la Charte de la laïcité qui sera désormais placardée dans les établissements scolaires français. Si le ministre a expliqué que le débat sur la laïcité ne devait « pas tourner à l’obsession de l’islam », le président du Conseil français du culte musulman, Dalil Boubakeur, a pourtant immédiatement déclaré que 99 % des musulmans allaient se sentir visés par ce texte. N’est-ce pas effectivement l’islam qui est ciblé ? Avait-on besoin de rappeler ces principes ?

Avant 1989, l’École publique était laïque comme elle était obligatoire. C’était une évidence. Nul n’y prêtait la moindre attention. En 1989, éclate l’affaire du collège de Creil. Deux élèves sont exclues parce qu’elles refusent de se conformer au règlement intérieur et d’enlever leur voile en classe. Je cosigne avec Élisabeth Badinter, Élisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler et Régis Debray un manifeste qui paraît dans Le Nouvel Observateur : « Profs, ne capitulons pas ! » Aussitôt, les critiques pleuvent. Les représentants de toutes les grandes religions expriment leur colère, les associations antiracistes dénoncent ce qu’on commence à appeler la « stigmatisation de l’islam » et tout le monde nous demande de redescendre sur terre : faire tant d’histoires, employer de si grands mots pour trois foulards, ce n’est pas de la politique, nous dit-on, c’est du rêve éveillé. En 2002, des enseignants de terrain que nul ne peut accuser de se raconter des histoires publient un livre accablant : Les Territoires perdus de la République. En 2004, les membres de la commission Stasi, qui étaient a priori hostiles à toute législation contraignante, finissent, sous l’effet des témoignages, par préconiser l’interdiction des signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires. Un an plus tard paraît le rapport Obin. On y apprend qu’un phénomène d’une tout autre ampleur que le port du voile affecte les quartiers sensibles : « Les élèves sont invités à se méfier de tout ce que leur professeur leur propose, comme de ce qu’ils trouvent à la cantine dans leur assiette ; et ils sont engagés à trier les textes étudiés selon les mêmes catégories religieuses du halal (autorisé) et du haram (interdit). »Et si l’on affiche aujourd’hui une Charte de la laïcité dans les écoles, c’est bien parce que certains musulmans– parents et élèves – acceptent mal les lois de la République et les programmes scolaires. Après l’avoir longtemps nié, la presse « éclairée »reconnaît maintenant l’existence et l’ampleur du phénomène. Gérard Courtois écrit ainsi dans Le Monde S’il faut rappeler des valeurs aussi élémentaires, c’est bien parce qu’elles n’ont plus cours partout, qu’elles sont battues en brèche par le communautarisme voire l’ethnicisation, et que les “ territoires perdus de la République ” gagnent peu à peu du terrain. » Mais à peine la réalité est-elle entrevue que le journaliste la recouvre par le discours canonique de la critique sociale : les « disparités générées par le système scolaire français ont atteint, dans bien des zones supposées prioritaires, un niveau qui vide de son sens le principe républicain d’égalité. C’est tout le défi de la“ refondation de l’École ”. Une charte, à l’évidence, n’y suffira pas ». Ce sont les sciences humaines qui nous ont révélé, comme l’écrit Robert Legros, le fait de l’appartenance de toute humanité à une culture. Nous sommes, en tant qu’humains, des semblables, mais chaque humanité, chaque société a des manières de penser, d’agir, de fabriquer, de travailler et de créer qui lui sont propres. D’où le thème, omniprésent aujourd’hui, de la diversité. Mais ce qu’on refuse obstinément de voir, c’est que la diversité n’est pas toujours idyllique, qu’elle est souvent conflictuelle, que les cultures, en d’autres termes, peuvent entrer en collision. Les sciences humaines alors se retournent contre les sciences humaines et, là où il y a choc culturel, elles décrivent imperturbablement les méfaits de l’inégalité et de la domination. Elles nous aveuglent ainsi à la réalité qu’elles ont-elles-mêmes découverte.

L’islamisation de certains territoires alimente-t-elle la montée du FN ?

Dans le livre testamentaire qu’il a rédigé avant de se suicider à Notre-Dame, Dominique Venner commente un article de Marion Van Renterghem publié par Le Monde au lendemain des émeutes de novembre 2005. À La Courneuve, dans la « Cité des 4000 »,la journaliste a rencontré Catherine C., « une petite blonde élégante aux yeux très bleus, la quarantaine passée, qui camoufle bien sa lassitude de la vie et limite ses sorties au minimum nécessaire ». Elle en a assez, en effet, de ne parler à personne, de croiser des femmes voilées qui ne la regardent pas, « d’entendre le Coran à fond les cassettes, d’être regardée d’un drôle d’air si elle fume pendant le ramadan ». Autrefois, c’était différent, elle allait boire le thé chez sa voisine algérienne. Maintenant, elle se sent de plus en plus isolée. Elle est minoritaire : « C’est difficile de devenir une minorité chez soi, vous savez. »Pourquoi le Front national gagne-t-il du terrain ? Parce que la gauche a laissé tomber Catherine C. Parce que c’est ce parti et un ancien militant fasciste, apôtre jusqu’à son dernier souffle d’une Europe païenne, qui ont pris en considération le malheur de cette femme.

Y a-t-il un nouveau Front national ?

Interrogé sur les consignes à donner aux électeurs en cas de duel FN /PS, François Fillon a déclaré qu’il fallait voter pour le « moins sectaire » des deux, tout en précisant que cela pouvait être le frontiste. Mais pour les tenants du « front républicain », « on ne cause pas aux fachos ». Or, cette stratégie confortable n’a pas atteint ses objectifs puisque le FN est passé de 5 % à 25 % des voix et que 70 % des électeurs de l’UMP sont sur la ligne Fillon. Les électeurs du FN sont-ils des idiots ou des salauds ?

S’ils étaient tous des salauds, les« antifas » seraient tous des héros. Mais les choses ne sont pas si simples. Notre époque invoque sans cesse le changement et nie, en même temps, le changement qui se déroule sous ses yeux. Non, nous dit-elle, le Front national n’a pas changé. Il est pareil à lui-même et le sera toujours. Les adversaires patentés de l’essentialisme essentialisent sans vergogne leur adversaire principal. Comme si aux quartiers« sensibles » et aux collèges « sensibles »ne venaient pas de s’ajouter les hôpitaux« sensibles », on affirme que l’immigration actuelle ne diffère en rien des vagues d’immigration antérieures. On prétend que l’islam ne pose aucun problème particulier à la France et que le même populisme sévit qu’à la fin du XIXe siècle et dans les années trente du XXe. On oppose donc au Front national les valeurs que ses ancêtres fascistes ont bafouées et la mémoire des crimes qu’ils ont commis. Mais le problème est que ce parti invoque emphatiquement les valeurs de la laïcité et de la République. L’un de ses principaux dirigeants va même se recueillir à Colombey-les deux-Églises sur la tombe de l’homme du 18-Juin. Hommage du vice à la vertu ? Sans doute. Reste qu’on ne peut continuer éternellement d’opposer à ce parti les principes dont il se réclame à cor et à cri. Les vigilants sont nostalgiques des dérapages dont Jean-Marie Le Pen les gratifiait autrefois avec une fécondité inépuisable. Mais ils n’ont presque rien à se mettre sous la dent, aucun jeu de mots ne leur est jeté en pâture. Ils sont comme des fauves affamés errant dans la savane du « politiquement correct ». Alors certains emploient les grands moyens et, avec le sociologue Luc Boltanski, assimilent la défense de la laïcité et de la République à un discours de guerre anti-arabe. Ce n’est plus seulement Marine Le Pen qui est dans le viseur de l’antiracisme stalinien sous lequel on veut nous faire vivre, c’est Élisabeth Badinter, marraine de Baby Loup. Au nom de l’universel, on criminalise aussi le thème de la préférence nationale. Mais il n’y a pas de nation sans distinction du proche et du lointain,du même et de l’autre, de l’étranger et du citoyen, c’est-à-dire sans préférence nationale.

Certes, à l’âge des Droits de l’homme, cette préférence ne doit pas conduire à refuser tout droit aux étrangers, comme le voudrait le FN, mais quand je lis, sous la plume de Caroline Fourest, que le plus grand danger n’est pas le communautarisme islamiste mais la « montée du racisme antimusulman pour tenter de revenir aux vieux clochers, à la France éternelle où la norme était celle de l’homme hétérosexuel catholique »,je suis effaré par la bêtise et l’ignorance du parti de la médisance nationale. Le « mariage pour tous » semble avoir rejeté, aux yeux de certains de ses apôtres, toute la civilisation française dans les ténèbres de la barbarie. Il ne faut pas pour autant baisser la garde. Le Front national ruinerait la France en un rien de temps si par malheur nous lui confiions notre destin. Mais il ne faut pas non plus abandonner le terrain à cet économisme qui fait dire qu’à l’horizon 2050, on remplacera les 30 millions de salariés manquant au nord de la Méditerranée par les 30 millions de jeunes en trop au sud. Face à la mondialisation qui veut que les hommes soient interchangeables, la politique qui s’impose est celle d’une écologie généralisée. Il ne s’agit plus de changer le monde mais de sauver ce qui peut l’être des langues, des nations, de la culture, de la beauté et de la richesse de la Terre.[/access]

*Photo : LCHAM/SIPA. 00667238_000068.

Octobre 2013 #6

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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