Pour protéger femmes et enfants de la pornographie, le Sénat cherche a établir de nouvelles règles concernant toute la chaine industrielle du porno. Mais est-il réellement possible de réguler le visionnage des films porno sur internet ? Et où se trouve la limite du contrôle de la consommation de porno, qui constitue une forme de liberté individuelle ?
Ces temps-ci, contre les sites de sexe, c’est l’orgie médiatique. Voyez plutôt : une double page dans Le Monde du 30 septembre qui se prend pour Détective et titre : « Violences sexuelles dans le porno : « French Bukkake », une filière de traite des femmes » ; un rapport du Sénat qui fait suite à des mois de travaux à rallonge ; le lynchage du site pseudo-amateur Jacquie et Michel mis en examen dans le scandale du « French Bukkake » [1] ; une soirée spéciale sur France 2.
Il faut ajouter à ce branle-bas de combat la mobilisation générale des associations féministes et de protection de l’enfance. On parle non seulement de légiférer et de sanctionner à plaisir – façon de parler – mais d’interdire totalement la pornographie sur internet. Déjà, en 2013, dans l’objectif d’« éliminer les stéréotypes de genre », discutable car le porno est depuis longtemps ouvert à toutes les sexualités, le Parlement européen l’avait envisagé, puis repoussé. Il s’agit aujourd’hui de sauver d’abord les femmes et les enfants avant d’envoyer par le fond la nef des rêves humides et pixélisés. Le nouvel ordre moral se lèche les babines : sus au porno !
Bref, ça ne rigole plus. Tout l’écosystème est visé : producteurs, sites spécialisés payants et gratuits (chez les pros, on dit « tubes » !), fournisseurs d’accès, acteurs accusés de complicité de proxénétisme… sans pour autant que commentateurs et défenseurs de la vertu et du sensationnel s’y reconnaissent entre ces différentes entités.
Le business du X est juteux. À l’échelon mondial, il représente des dizaines de milliards de dollars et des masses gigantesques de personnes connectées à chaque seconde. Elle est loin l’époque du porno « de papa » réalisé de façon artisanale entre joyeux camarades, et personne ne le nie plus : pour mettre en scène des pratiques de plus en plus hard, les sites web imposent de plus en plus souvent aux actrices des conditions de tournage infectes. Une réglementation s’impose.
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Avec l’exploitation des interprètes, la question des mineurs est un véritable problème. Selon la Commission sénatoriale, à 12 ans, près d’un enfant sur trois a consommé du porno. Le terme « sexe » se classe quatrième des recherches les plus effectuées par les jeunes sur le web. Seuls les naïfs croient encore à l’efficacité du contrôle parental sur la télévision familiale et aux déclarations sur l’honneur pour vérifier l’âge des visiteurs en ligne. En quelques clics sur leur téléphone portable, des millions de jeunes gens et de jeunes filles (30 % du total) accèdent à chaque instant aux sites pornos. Il faut bien que les jeunes s’instruisent.
Or, ainsi que l’exprime la psychanalyste Sabine Callegari, auteur du best-seller La Vie augmentée (Albin Michel) : « À l’adolescence, les forces pulsionnelles reviennent aussi puissantes qu’à la petite enfance. Elles laissent les jeunes désemparés face à des mises en scène de violence et de virilité déconnectées de la vie sexuelle réelle. Sans l’appareil critique et réflexif nécessaire, ils sont débordés par la puissance des pulsions mobilisées en eux par le spectacle pornographique. Ils voient des personnages eux-mêmes en position d’objet et s’y identifient. Dès lors, de forts sentiments d’angoisse se mettent en place ».
Pourquoi les érections des hardeurs sans visage sont-elles si imposantes et les rapports si longs ? Peut-on ainsi maltraiter les filles ? D’où sortent certaines pratiques si impressionnantes ? Les trompes d’éléphant des mâles, les orifices assoiffés des femelles, est-ce ça le plaisir ? La sexualité peut-elle à ce point se passer des émotions ? Comment font les plombiers pour arriver si vite ?! Les filles en sortent traumatisées et les garçons complexés. Les teenagers livrés aux images croient que faire l’amour en vrai, c’est cela. Personne pour leur expliquer que tout ça, c’est de la mise en scène et du cinéma, et qu’on leur a refilé un show bidon à base de Viagra, de montage et de Gaviscon, un gel anti-reflux œsophagien plébiscité pour simuler le liquide séminal.
L’éducation sexuelle à l’école et au collège ? C’est une blague. Ni formée ni motivée, la majorité des enseignants du public s’en bat le buvard. Ils assurent rarement les trois heures par niveau prévues par les directives rectorales, ou se limitent en SVT (Sciences et vie de la Terre) à quelques vagues notions anatomiques (et encore : le clitoris n’est apparu dans les manuels scolaires qu’en 2017). Les conseils de contraception passent à la trappe et les avertissements au sujet du porno encore davantage. Dans le privé encore majoritairement aux mains des cathos, c’est vade retro… Quant aux parents, beaucoup s’en lavent les mains.
Une idée intéressante serait celle imaginée dans un film pour ados en 2004, Girl Next Door, où une bande d’étudiants utilisent les codes et les acteurs mêmes du porno pour élaborer des films d’éducation sexuelle. On n’en est toujours pas là. Carl Jung : « Penser est difficile. C’est pourquoi la plupart se font juges ».
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Le Sénat français s’est donc saisi du corps du délit et a auditionné. Les autorités, de tous bords politiques, n’ont pas eu de vergogne à se faire mousser. Et les séances ont quelquefois frôlé le Courteline. Morceaux choisis : la présidente des quatre femmes « rapporteurs », qui préfère ce terme à celui de rapporteuses (le genre a parfois de ces traîtrises) ; les répliques finaudes de la parlementaire PS Laurence Rossignol qui cite avec gourmandise « Gina, Chloé et Cheryl vont vous montrer comment on s’occupe d’une grosse bite black », pour justifier des accusations de racisme assez tirées par les cheveux ; le fiston Dorcel, dit « né sous X », qui joue les petits saints jusqu’au rappel de scènes réalisées dans des conditions épouvantables et diffusées par sa société ; les associations « progressistes » qui se présentent en mères la pudeur ; et les arguties des juristes consultés. À l’arrivée, pour involontairement cocasses qu’ils soient, aucun des protagonistes de cette obscène performance n’apparaît très sympathique. Et on devine en arrière-plan la goguenardise des « tubes » qui, depuis le Portugal, Chypre ou la République tchèque, lieux de douceur fiscale où ils sont installés, observent le spectacle ; sans parler du cynisme des fournisseurs d’accès (Orange, Bouygues, Free, etc.) à qui profite le crime.
Pourtant, comme le signale Me Baptiste Lampin, avocat à Paris : « Pour lutter contre les fléaux liés au X, l’arsenal législatif pénal et civil est déjà bien pourvu… Seulement, on souffre d’un gros problème d’exécution des textes ». Sur la protection des mineurs et les violences faites aux femmes, on n’a jamais craint, et souvent depuis longtemps, d’enfiler les lois. À titre d’exemple, celle du 30 juillet 2020 ambitionne de bloquer les sites qui n’agissent pas efficacement pour interdire leur accès aux mineurs. Deux ans plus tard, c’est l’impuissance. La CNIL et l’ARCOM, saisies par le législateur, se renvoient la balle et peinent à s’entendre sur des mesures d’application.
Y parviendraient-ils un jour que les nouvelles dispositions seraient sans effet. Les jeunes aficionados du porn, pour qui la technologie internet n’a pas de mystère, connaissent déjà la riposte : le VPN, un programme enfantin à installer sur n’importe quel terminal et qui permet de se connecter comme si l’on était localisé hors de nos frontières. Pratique et imparable.
Tout ceci est-il une raison pour rêver de tout interdire sans la moindre nuance ?
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Toutes les productions et tous les travailleurs du secteur ne sont pas des victimes, ni des bourreaux. Certains aiment leur job et le pratiquent convenablement entre adultes consentants, avant de le diffuser au travers de sites payants qui permettent un certain niveau de contrôle. On note même l’apparition, timide il est vrai, d’une production « women friendly » et transgenre filmée par des femmes.
Que ce soient les deux Corée ou la Chine, l’Iran, le Bangladesh ou les Émirats, les pays où règne la prohibition absolue du porno ne brillent pas pour leur respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il y a en France 14 millions de célibataires, sans compter les couples atteints par la paix des habitudes – on pense au mot de Tchekhov : « Si vous craignez la solitude, ne vous mariez pas ! » Qui va les aider à se prendre en main ? N’en déplaise aux casse-pieds du monde entier, la branlette reste encore une liberté individuelle.
Où est la limite ? Où finissent l’art et la liberté d’expression ? Interdire la pornographie, selon quels critères ? De Flaubert à Baudelaire, l’accusation d’obscénité a toujours été portée à tort et à travers. Au bûcher Apollinaire, Picasso, Rodin, Mapplethorpe, Bellmer, Bataille, Nin, Calaferte, Sade, la délicieuse Emma Becker, Aragon et tous les autres ?
Laissons le mot de la fin à Sabine Callegari : « On ne peut pas vivre dans un monde aseptisé, ni physiquement ni psychiquement. Vouloir mettre le monde dans une bulle de pureté ne l’aide pas à évoluer. Il faut au contraire éveiller les consciences et aider les personnes, face à la réalité, à juger par elles-mêmes ». On ne saurait mieux dire.
[1] En bon français, le bukkake s’appelle « éjaculation faciale ».
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