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L’Europe abonnée au gaz russe


L’Europe abonnée au gaz russe

Pendant que les têtes de listes aux élections européennes font les guignols devant des travées vides, les affaires, les vraies, continuent dans la coulisse et révèlent une Union européenne où le « jeu perso » ainsi que la maltraitance à Bruxelles des petits à la récré démentent les envolées lyriques des eurobardes[1. J’exige le copyright avec mention d’origine sur ce néologisme qui désigne les Guetta, Duhamels, Delafon, Olivennes, Colombani et consorts qui finiront accrochés à un arbre et bâillonnés lors des prochains banquets républicains !].

À l’occasion d’une petite virée en Europe centrale, je me suis intéressé à une question aussi aride que malodorante, au propre comme au figuré : celle de l’approvisionnement de nos pays en gaz naturel. On a déjà oublié, ou presque, qu’au plus fort de l’hiver le plus rigoureux de la décennie (bonjour le réchauffement climatique !), un conflit entre la Russie et l’Ukraine fit greloter des milliers de foyers en Europe centrale, car l’équipe Poutine-Medvedev avait fermé le robinet du seul gazoduc qui achemine, à travers l’Ukraine, cette source d’énergie vers l’ouest.

La France fut touchée, mais cela ne s’est pas traduit par une hécatombe de vieillards privés de chauffage par -15°. La diversité de nos approvisionnements gaziers (Algérie, mer du Nord) et le poids du nucléaire dans la production d’énergie relativisent chez nous les conséquences des accès de mauvaise humeur moscovite.

Néanmoins, ces dernières années, à la suite notamment de la renationalisation par Vladimir Poutine des grandes entreprises productrices d’hydrocarbures, l’idée a germé dans quelques têtes d’œufs bruxelloises (qui ne sont pas toujours aussi stupides qu’on le croit) qu’il serait prudent de diversifier, dans le futur, les sources d’approvisionnement en gaz naturel, une énergie d’avenir, moins polluante que le pétrole et dont les réserves estimées sont nettement plus importantes que celles de l’or noir.

C’est ainsi que naquit le projet Nabucco, qui, comme son nom l’indique, consiste à aller chercher du gaz dans la région où règnait jadis Nabuchodonosor, dont Giuseppe Verdi, pour des raisons de marketing, simplifia le nom en Nabucco. Il s’agit d’un gazoduc de 3300 kilomètres qui transporterait le gaz d’Iran, du Kurdistan irakien et de la région de la Caspienne, tous lieux où les réserves répertoriées sont prometteuses, vers l’Europe, en évitant soigneusement de traverser la Russie. Le trajet se ferait par la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et aboutirait en Autriche, d’où il pourrait alimenter les réseaux d’Europe centrale et occidentale.

On voit le but de la manœuvre : pouvoir faire un joyeux bras d’honneur à Poutine ou celui de ses successeurs qui s’aviserait de se comporter comme il est de tradition chez les Russes, même post-soviétiques : comme je suis le plus fort, je cogne avant de causer.

La Commission européenne applaudit à ce projet et promet monts et merveilles pour son financement. Un consortium se met en place, qui rassemble les principales entreprises de distribution d’énergie des pays directement concernés (Turquie, Bulgarie, Roumanie, Hongrie et Autriche, ce dernier pays étant chef de file du projet par l’intermédiaire de l’entreprise OMV, qui est à la fois le Total et le GDF du pays de Mozart). Une entreprise allemande, RWE, s’associe également au projet, car ses concurrentes outre-Rhin, E-On en tête, fricotent avec les Russes, comme on le verra plus loin.

Dans un premier temps, Suez-GDF marque de l’intérêt pour Nabucco et fait acte de candidature pour être le septième partenaire de l’opération. Cette offre est rejetée par la Turquie : le Parlement français venait de voter, à la grande fureur d’Ankara, une loi mémorielle sur le génocide arménien. Mais la raison essentielle de cette fin de non-recevoir est la méfiance généralisée qu’inspirent nos grandes entreprises plus ou moins liées à l’Etat à des partenaires plus petits, qui ont médité l’exemple de la Belgique, dont les entreprises énergétiques ont été avalées en une seule bouchée par Gerard Mestrallet, le Gargantua du secteur. Aujourd’hui, Suez-GDF se fait tout petit et modeste pour obtenir un strapontin dans North Stream.

Les coups les plus rudes au projet Nabucco ont été portés simultanément à Berlin par la chancelière Angela Merkel et à Rome par Silvio Berlusconi. Le gouvernement allemand est engagé depuis maintenant cinq ans dans une entreprise de construction d’un gazoduc sous la Baltique, dénommé North Stream, qui acheminerait directement le gaz russe exploité en Sibérie occidentale vers l’Allemagne, sans passer par la Biélorussie et la Pologne, une perspective qui est considérée avec une hostilité certaine à Varsovie. Ce deal a été conclu du temps du chancelier Schröder, immédiatement nommé à la tête du consortium russo-allemand qui pilote le projet. À côté, les petites magouilles d’un François Pérol pour devenir le patron de la Caisse d’Épargne-Banque Populaire font vraiment provinciales et petit bras…

En Italie, Berlusconi, qui est au mieux avec Vladimir Poutine, a présidé au mariage du trust pétrolier transalpin ENI avec Gazprom pour lancer un projet concurrent à Nabucco, South-Stream, qui amènerait le gaz russe jusqu’en Italie en traversant la Mer Noire, la Grèce et la Serbie (le tracé n’est pas encore définitivement fixé).

La présidence tchèque de l’UE, tirant les leçons de la crise gazière avec l’Ukraine, a fortement plaidé pour que la priorité des aides européennes, qui se montent à 3,5 milliards d’euros, soit dirigée vers Nabucco, au nom de la nécessaire diversification des approvisionnements. Il s’est vertement fait rappeler à l’ordre fin mars par Angela Merkel, qui, tout en soutenant du bout des lèvres le projet Nabucco, exige que l’UE traite à égalité les projets Nord Stream et South Stream, ce qui revient, dans les faits, à torpiller Nabucco. Elle se permet, de plus, de donner des conseils à ses voisins, comme de faire des économies d’énergie et d’importer moins de gaz. Und damit Schluss ! Paris, dans ce dossier où la France est moins impliquée, soutient Berlin et Rome, dans l’espoir de se voir renvoyer l’ascenseur dans d’autres dossiers, le ferroviaire ou le nucléaire par exemple.

Qui a gagné au bout du compte ? Gazprom et Poutine… Vodka pour tout le monde ! J’ai cru percevoir, dans mes discussions avec des dirigeants tchèques et hongrois, ces dernières semaines, comme un brin d’amertume… S’ils la manifestent un peu trop bruyamment, il se trouvera bien quelque part en Europe un ersatz de Chirac pour leur faire remarquer qu’ils ont encore perdu une bonne occasion de se taire. Comme de cela je n’ai strictement rien entendu de quiconque ayant le culot de se présenter aux européennes, je ferai comme j’ai dit : j’irai pas !

Juin 2009 · N°12

Article extrait du Magazine Causeur



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