Si, au cours d’un dîner en ville, la conversation tombe sur le multiculturalisme (on ne sait jamais), il y a des chances pour qu’un convive bien informé lâche, euphorique ou atterré selon les tables que l’on fréquente, le nom Terra Nova. Ce think-tank progressiste[1. Je dirais même « maniaco-progressiste ». EL.] s’est notamment fait connaître par un rapport fracassant intitulé « Quelle majorité électorale pour 2012 ? » Au lieu de chercher le moyen d’enrayer le déclin de la gauche en général et du PS en particulier dans les classes populaires, le texte suggérait d’en prendre acte et d’admettre que la classe ouvrière n’était plus le cœur de cible de la gauche. Laquelle devait, en conséquence, inventer une nouvelle alliance représentant la « France de demain » : « unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes », « tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive » – bref la France sympa. Ce qui, concrètement, signifiait que la gauche devait se tourner vers les immigrés. Bref, il lui fallait passer, pour reprendre les mots de son président de l’époque, Olivier Ferrand, d’une « stratégie de classe » à une « stratégie de valeurs »[2. O. Ferrand, « Gauche : d’une stratégie de classes à une stratégie de valeurs », Le Monde, 9 juin 2011.], impliquant la promotion tous azimuts d’une « France de la diversité » qui lui était acquise à 80 %.
Terra Nova est donc le cœur actif du « parti multiculti » en France.[access capability= »lire_inedits »] Ce qui, si on y réfléchit, est assez paradoxal puisqu’il entend œuvrer à la construction d’une France « unifiée » par ses valeurs progressistes. Il est bien possible, alors, que le phénomène qualifié de « multiculturalisme » ne soit guère multiculturel au sens littéral du terme – dans la réalité comme dans les discours. Une plongée dans la littérature terranovienne, notamment dans un document essentiel, « France métissée : 2012, l’appel aux candidats »[3. Terra Nova/Respect Mag, « France métissée : 2012, l’appel aux candidats » ; sauf précisions, c’est de ce texte que sont issues les situations suivantes.], suggère que ce n’est pas de multiculturalisme qu’il est question (chez ses partisans et ses adversaires), mais de métissage. On conviendra que ce n’est pas du tout pareil, et même que c’est un peu antagoniste. Ce recouvrement de la chose par un mot signifiant son contraire n’est pas anodin.
Pour comprendre le malentendu, il faut revenir à Terra Nova. Son cadre paradigmatique est une vision progressiste de l’Histoire : celle-ci a un sens, qui nous éloigne toujours plus d’un passé obscur pour nous rapprocher d’un avenir lumineux, en l’occurrence, celui de la diversité. Pour faire court, le passé, c’est mal : « La vision historique de la nation a longtemps été figée dans l’immobilité, enfermée dans le passé de la « France éternelle », close, hermétique aux réalités d’outre-mer, hermétique aux apports des Français issus de l’immigration, la France de « Nos ancêtres les Gaulois », des cathédrales, d’Henri IV et de Clémenceau, supposée avoir une essence, et pas seulement une existence. » Cette conception ambitieuse ou prétentieuse ayant été plutôt battue en brèche par les évolutions sociologiques récentes, « le débat politique a donné l’image d’une France défensive, d’une identité transformée en citadelle assiégée face aux risques allogènes », identité non plus ethnique, certes, mais, se désolent les terranovistes, « encore culturaliste, comme si la France n’était toujours pas mûre ». Pas mûre pour accepter sa Grande métamorphose de pays figé dans l’homogénéité culturelle en une France des diversités, ouverte au mouvement perpétuel et à la mondialisation. Un tel refus est inacceptable car il implique que tout changement n’est pas nécessairement un progrès, autrement dit qu’il n’y a pas de sens de l’Histoire. Impossible. On répétera donc que la France avance, comble enfin ses retards divers et variés. « Il y a quinze ans, il était impossible pour un maire de soutenir la construction d’une mosquée sur sa commune. » Mais qu’on se rassure : « Derrière les crispations bien réelles d’une partie du corps social, une France diverse, et qui se conçoit comme telle, émerge. » La mutation a commencé. Malgré la résistance de la fraction la plus arriérée de la population, « la vision culturaliste de l’identité nationale, particulièrement virulente, est désormais minoritaire ». C’est ainsi que la diversité, qui devrait être encouragée par les pouvoirs publics, « nous propulse dans la modernité et dans l’ouverture ». Amen.
Reste à comprendre à quelle sauce la France d’hier doit être mangée pour y parvenir. C’est là qu’interviennent les deux conceptions de la diversité : la première se déploie sur le mode multiculturel, organisant la coexistence de groupes culturels distincts, homogènes et plus ou moins imperméables ; la deuxième naît du métissage, autrement dit du brassage de tous les apports culturels en une unité nouvelle, qui n’efface pas, cependant, les différences d’origines, appelées au contraire à revendiquer leur visibilité.
Sur cette question capitale, la religion de Terra Nova ne semble pas totalement faite. Pour Medhi Thomas Allal, coordonnateur du « Pôle immigration, intégration et non-discrimination », « l’inspiration du multiculturalisme anglo-saxon dans la réflexion de Terra Nova est […] clairement revendiquée ». Ainsi le cloisonnement des communautés lui apparaît-il comme « un moindre mal devant la réalité des discriminations » : « Si on doit passer par une certaine communautarisation de la société pour que les minorités soient davantage représentées dans les instances de pouvoir, si c’est un passage obligé, je suis prêt à prendre ce risque. »
Toutefois, Terra Nova penche plutôt pour la ligne de Michel Wieviorka, qui oppose un « bon multiculturalisme », tempéré et intégré, à un « mauvais multiculturalisme », identitaire et refermé sur lui-même[4. Cf H. Vaugrand, Multiculturalisme, métissage et démocratie, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 12.]. Medhi Thomas Allal lui-même remarque que l’accaparement du pouvoir par des élites blanches est l’alibi de « réactions identitaires » des « minorités ethniques »[5. Cf H. Vaugrand, Multiculturalisme, métissage et démocratie, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 12.]. Il faut donc tout faire pour que la coexistence et les échanges harmonieux entre groupes, égaux dans leur diversité, aboutissent au métissage. Celui-ci, en procédant à l’heureuse « addition de nos différences et de nos ressemblances », est finalement plus fidèle à l’universalisme républicain que le multiculturalisme proprement dit : « La France doit reconnaître la diversité de ses citoyens, et […] le faire sans renier son modèle républicain. »
On aurait tort de ne voir là que rêveries ou hypothèses savantes. Il s’agit d’un projet politique ne visant pas seulement à observer ou à orienter le changement, mais à « l’aider à s’imposer définitivement ». On appréciera la détermination de ce définitivement. À cette fin, Terra Nova a en rayon une panoplie de suggestions qui pourraient constituer l’ossature d’une « politique de la diversité » : création de lieux voués au métissage culturel ; réorientation des programmes scolaires dès l’école primaire valorisant « des exemples positifs issus de la diversité culturelle, sociale et territoriale » ; ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires ; déplacement de deux jours fériés à des dates correspondant à une fête musulmane et à une fête juive afin qu’« en termes de vacances », la France cesse d’être la fille aînée de l’Église. En somme, pour hâter l’émergence de la France de demain, il faut jouer sur les symboles et reconfigurer les esprits. À rebours du multiculturalisme, le métissage se présente ainsi comme un « néo-culturalisme » qui « doit permettre à tous de partager un grand récit national modernisé ». En clair, l’objectif n’est pas d’ouvrir la culture française mais de la remplacer.[/access]
*Photo : Karel Prinsloo/AP/SIPA. AP20970003_000003.
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