Yves Roucaute est philosophe, écrivain et professeur des universités. Il a été membre de nombreux cabinets ministériels, dont celui de Claude Guéant à l’Intérieur.
Comment as-tu pris connaissance de « l’affaire » ?
De façon assez drôle. Le mardi 7 février [2012], trois jours après le fameux discours donc, j’avais, en fin d’après-midi, éteint mon téléphone pendant une réunion de travail. Dès que je l’ai rallumé, il s’est mis à sonner. C’était un vieil ami journaliste qui me dit tout de go : « Yves, tu pourrais répondre au téléphone quand tu mets le bordel dans tout le pays, et puis aussi me prévenir en premier ! » C’est là que j’ai découvert l’ubuesque accusation de nazisme lancée par Serge Letchimy à l’Assemblée nationale.
As-tu été surpris par la polémique?
Oui et non ! D’un côté, j’ai été sidéré par la vitesse et la violence de l’emballement. Ce fut incroyable, le vice appuyé sur le bras de la bêtise conduisant à une crise politique sans précédent. Mais d’un autre côté, nous l’avions un peu cherché…
Comment ça, vous l’avez cherché ? Ce n’est quand même pas vous qui demandez à un député de gauche de vous « pourrir » à la tribune de l’Assemblée ! Sur le moment, on a nettement l’impression que le PS vous a pris la main dans le sac et vous le fait payer cher !
Ils ont eu tort. Car c’était un piège. Certes, le groupe socialiste a sciemment et cyniquement décidé de dramatiser l’affaire. Il s’agissait, une fois de plus, de nous coller l’accusation de collusion de l’UMP avec le FN, histoire de faire peur aux centristes. Mais ce faisant, il s’est coupé de l’opinion.
Un piège ? Tu ne réécris pas un peu l’histoire, là ?
Oh que non ! C’était bel et bien un piège tendu aux socialistes. En montant sur leurs grands chevaux, les socialistes ont démontré qu’à leurs yeux, toutes les civilisations se valent.[access capability= »lire_inedits »]
Quand un prof de gauche expose ce genre de théorie dans un colloque, ça passe inaperçu. Mais là, toute la gauche et son candidat se sont mis à répéter ces âneries devant l’ensemble du pays, sans même se rendre compte des dégâts que ce discours faisait dans l’opinion.
Ce n’était pas le premier piège que nous leur tendions, et ce discours n’était pas le plus provocateur de ma carrière. Mais jusqu’alors, nos ruses de guerre n’avaient pas marché.
Cette fois, les socialistes sont tombés dedans. Nicolas Sarkozy a pensé, à juste titre, que c’était notre première victoire idéologique depuis son élection à la présidence.
Une victoire stratégique, car elle révélait le relativisme moral du PS. Les sondages nous furent immédiatement clairement favorables, à plus de 70%. Qui, dans le pays, peut croire que toutes les civilisations se valent ?
Sûrement pas moi en tout cas, ni toi non plus, j’imagine. À moins que tu aies beaucoup changé en dix-huit mois …
Parlons franc : si comparer les civilisations est la marque du nazisme, alors tous les universitaires sérieux de la planète se trouvent de facto plus ou moins nazis. Tous les chercheurs, y compris ceux de gauche, savent la supériorité des civilisations fondées ou refondées sur les droits et devoirs de l’humanité. Oui, elles sont supérieures aux innombrables civilisations qui, depuis le Néolithique, ont pratiqué les sacrifices humains ou l’esclavage. Et aujourd’hui, quel anthropologue ou sociologue peut affirmer que les civilisations qui, du Mali à la Corne de l’Afrique, infibulent entre 100 et 140 millions de femmes, valent les civilisations qui l’interdisent ? Si toutes les civilisations se valent, pourquoi fallait-il s’opposer au nazisme, qui prétendait justement en proposer une nouvelle ? Personne n’a pensé à poser cette question simple, ce qui en dit long sur l’ignorance de nos élites politiques (et médiatiques), car les socialistes ne sont pas seuls en cause, quand on songe à la tournure prise par cette affaire…
Dois-je comprendre que tu n’es pas très satisfait de la façon dont l’UMP s’est défendue face à la gauche ?
François Fillon, malheureusement, n’a pas montré autant de sens politique que le chef de l’État. Résultat, notre victoire idéologique a été aussi éphémère qu’écrasante.
La défense de l’UMP a été calamiteuse : elle a choisi de faire profil bas, comme si elle se repentait d’avoir dit une horreur, alors même qu’il s’agissait d’une vérité que la masse des Français approuvait. L’UMP n’avait rien compris aux enjeux. Et pour cause, elle souffre, plus que le PS, d’une absence remarquable de pensée structurée. Voilà pourquoi les vainqueurs ont été reconduits par certains de leurs chefs dans leurs casemates, la tête basse.
Ils vont adorer le portrait que tu fais d’eux… Aurais-tu la gentillesse de leur expliquer ce qui clochait ?
Dans ce genre d’affrontement sur les questions de fond, la plupart des dirigeants de l’UMP sont incapables de défendre une position juste car ils sont eux-mêmes relativistes ou dépourvus de culture fondamentale. C’est la prime au premier de la classe en droit public, à condition d’être dernier en culture générale et dénué de toute imagination – sans oublier ce zeste de suffisance qui tient au classement de l’ENA.
Quelques preuves de ce que tu avances, histoire d’aggraver ton cas ?
Il suffit de lire les réactions à l’époque. L’énarque Juppé proclame le propos de Guéant « inadéquat », le diplômé de droit public François Fillon indique qu’il n’aurait jamais prononcé de telles phrases… La débandade a été quasi-générale, jusqu’à mon ami Jean-Pierre Raffarin lui-même, qui, sans doute pour régler un vieux contentieux avec Guéant, a feint de croire que les civilisations n’existent pas. En résumé, la conjugaison de la peur de la gauche, de l’ignorance et de l’origine sociale de cette élite a transformé une victoire en capitulation.
Cette vacance du savoir est-elle propre à la droite de chez nous ?
Dans les pays développés, il n’existe aucune autre grande formation de droite qui ait un tel mépris pour les intellectuels ou qui recrute l’essentiel de ses cadres dans les sphères de la bureaucratie. Avec cet effet pervers : les relations avec la gauche officielle, issue des mêmes cercles, deviennent ambiguës. La presse ne connaissant d’intellectuels que de gauche, lorsque la droite cherche à acquérir une légitimité idéologique, toujours nécessaire, elle se tourne logiquement vers eux. D’où l’importance accordée aux Edgar Morin et Bernard-Henri Lévy. Leur qualité n’est pas en cause, mais comment pourraient-ils offrir une vision d’avenir pour la droite ? D’où cette incapacité à gagner les batailles idéologiques les plus faciles, comme sur cette question des « valeurs ». Ne pas penser a un prix. Nicolas Sarkozy saura-t-il en tirer les leçons ? Mon ami Henri Guaino pense que la défaite morale prépare toujours la défaite politique. Pour ma part, je suis convaincu, et cette affaire l’a encore démontré, que c’est la défaite de la pensée qui prépare toujours la défaite politique.[/access]
*Photo : CHESNOT/SIPA. 00629492_000008.
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