Il y a 35 ans, un 22 octobre, l’acteur né à Parme en 1919 disparaissait et, avec lui, un cinéma à hauteur d’hommes.
J’ai la solution à la crise que traverse le cinéma français. Elle s’appelle Lino Ventura, disparu le 22 octobre 1987. D’une manchette, Netflix se retrouverait au tapis et les salles se rempliraient comme par magie. Il y aurait des queues sur les trottoirs des Champs-Elysées et des émeutes dans les multiplexes de province. Le prix des places s’oublierait car la qualité reste, selon l’antienne de Michel Audiard.
Lino, masse tranquille et souple, avance sur l’écran. Il est imposant et doux à la fois. Il a l’élégance discrète des Italiens qui ont eu faim durant la guerre, imper clair sur flanelle grise, tricotine au cou et veste à chevrons, il porte tous les signes rédempteurs des enfances pauvres et des métiers de force. Il ne veut pas faire chic ou précieux, m’as-tu vu ou artiste, décadent ou original, fantaisiste ou extraverti. Il roule en Jaguar MkII et tait ses douleurs intimes. Il ne fait pas étalage de son malheur ou de ses doutes à la Une des magazines. Il est pudique dans une profession impudique. Il n’a pas l’intention de choquer le bourgeois ou de singer l’ouvrier, d’embrasser la première venue ou de se dévêtir, de changer pour plaire au plus grand nombre, de contraindre sa nature pour un énième script ou de se corrompre pour le gros chèque d’un producteur. Il a des principes dans une profession instable et sujette aux modes changeantes.
Il ne plie pas devant les injonctions béates et assassines de ses contemporains. Il ne transige pas. Il ne louvoie pas. Il trace une ligne de vie, droite et attentive aux autres, fidèle à des valeurs quand ce mot ne faisait pas rire dans les assemblées déconstruites. Les gens de cinéma l’aimaient tellement qu’ils voulaient le muer en un autre, lui ôter sa peau virile et ténébreuse, le déposséder de ses dons naturels, le pousser dans un registre plus sensible ou outrageant, le déraciner en somme. Lino tient à rester lui-même tout en jouant des personnages inventés. Dans son dos, on dit de lui qu’il n’est pas un véritable acteur, qu’il a peur de fendre l’armure, qu’il fait réécrire ses dialogues jusqu’à l’épuisement, qu’il est ce bloc immobile, réfractaire à toutes les émotions nouvelles, qu’il est un prototype du vieux monde. Dépassé et désuet. De mémoire de cinéphile, on n’a pourtant jamais vu un bloc aussi poreux aux sentiments esquissés ; d’un abaissement de paupière, Lino le lutteur, rend les armes. Il n’a pas recours aux cris et aux tremblements pour exprimer le fracas de l’amour.
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Son jeu à bas bruit a la délicatesse d’une dentelière ; sa voix prolonge l’incertitude des existences suspendues. Certains réalisateurs sont terrifiés à l’idée de le diriger sur un plateau. Claude Miller avouera ses insomnies tellement Lino était impressionnant. Melville, au contraire, affirmera qu’« on peut lui demander tout ». Il est là, posé sur ses deux jambes, solidement arrimé, chez Sautet ou Lautner, Molinaro ou Becker, Verneuil ou Giovanni, les épaules larges et le regard franc. Il ne vous fixe pas par défi ou insolence mais bien par politesse et par respect. Ce mot-là revient souvent dans ses interviews. Respect du public, respect de la famille, respect pour le passé, respect de la table, respect tout simplement pour avancer la tête haute dans la rue que l’on soit star ou anonyme. Ce respect-là, les spectateurs le ressentent, il est une forme d’humanité avancée qui nous élève et nous rend notre fierté. Lino a déjà eu une vie bien remplie, des enfants, des combats, des responsabilités avant de briller face caméra avec Gabin qui l’adoube dans Touchez pas au grisbi ! en 1954. À trente-cinq ans, il entre dans une nouvelle famille sans renier les siens et sans se laisser prendre au jeu factice de la célébrité.
Comme l’écrivait François Chalais dans Les chocolats de l’entracte en 1972 : « Je plains la jeunesse : elle ne connaîtra plus ce que j’ai connu. Ce n’est pourtant pas si loin. Verdun, ce n’était pas moi. Mais le dernier rayon de la douceur de vivre, je crois sincèrement que c’est sur mon cœur qu’il s’est posé ». Les films, l’allure, les silences, la manière de Ventura, ses emportements parfois à la télévision, on se souvient de cette phrase lancée à l’adresse des jeunes scénaristes dorlotés par le système qui n’ont pas eu à batailler pour exister dans l’émission de Christian Defaye sur la RTS : « Comment voulez-vous qu’ils écrivent des histoires d’hommes ?» Cette réplique-là serait aujourd’hui interdite et soumise à la vindicte médiatique car incomprise et détournée.
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