Le roman d’Erwan Barillot, Moi Omega, met en scène un milliardaire de la Silicon Valley qui veut se transformer en Dieu par le pouvoir de la technologie. Utopie ou dystopie? Le romancier se laisse interviewer par Jeremy Stubbs, en compagnie de Jacques Arnould, docteur à la fois en théologie et en histoire des sciences, expert éthique au Centre national d’études spatiales, et auteur de Quand les hommes se prennent pour Dieu (2020).
Causeur : Depuis le Frankenstein de Mary Shelley, la fiction (surtout la science-fiction), que ce soit en littérature ou au cinéma, ne cesse de nous prévenir contre une illusion dangereuse que la science et la technologie encourageraient chez l’homme : celle qui consiste à vouloir prendre la place de Dieu. Si l’humanité semble ignorer ces avertissements, est-ce parce qu’elle ne maîtrise pas l’évolution scientifique et technologique, ou parce qu’il y a de bonnes raisons de ne pas être si pessimiste ?
Erwan Barillot : Dès le XVIème siècle, l’Humanisme de la Renaissance imagine, en Occident, des mondes qui se situent « ailleurs », dans d’autres lieux ou d’autres temps. Le roman l’Utopie, écrit par le britannique Thomas More en 1516, est précurseur : il donne son nom aux « paradis terrestres » qui suivront. Du Phalanstère au mythe de la start-up en passant par la révolution française et le communisme, toutes ces utopies ont un point commun : elles prétendent ériger ici-bas l’au-delà promis par Dieu.
Jacques Arnould : En effet, l’Utopie de Thomas More dépeint une autre société possible… qui n’est pas sans rappeler celle des communautés monastiques qui ont aussi pour projet de retrouver une forme, certes dégradée, du Paradis créé par Dieu mais perdu par les humains. Pour l’utopie de More, qui est un chrétien convaincu, il n’est donc pas question de nous « prendre pour Dieu », mais de vivre en cohérence avec le projet divin.
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EB : Les utopies laïques plus contemporaines que j’ai citées ont rapidement cessé d’être aussi sages et sereines. Leur optimisme militant était à double tranchant car, convaincues de porter le Bien en elles-mêmes, elles étaient prêtes à tout. Aux yeux de leurs « apôtres », la fin justifiait les moyens. Le philosophe Gustave Thibon a parfaitement résumé cette mécanique, mise en lumière par les utopies tragiques du XXème siècle : « Tous les grands révolutionnaires du monde moderne, Robespierre, Hitler, Staline, ont déliré d’optimisme : tous nous ont promis un monde nouveau et régénéré. On connaît la suite »[1]. En effet, depuis Frankenstein, les intuitions de la fiction nous avertissent sur les externalités négatives de ces prétendues utopies qui, selon le point de vue d’où l’on se place, se transforment en dystopies, c’est-à-dire en utopies défaillantes. Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, publié en 1932, reste à cet égard une référence indépassable.
JA : Les utopies, au sens de sociétés alternatives, peuvent certes porter en elles la violence et l’oppression. Mais si on les considère d’abord du point de vue purement littéraire, elles revêtent une dimension essentielle : critiquer l’époque et la société. Ne l’oublions jamais, utopies et dystopies ne sont pas seulement des jeux de l’esprit pour nous faire rêver ou nous faire peur ; elles constituent le plus souvent des mises en question sévères ou appuyées de nos propres comportements, de nos propres sociétés ! Qu’elles soient l’œuvre de penseurs « classiques » comme Thomas More ou d’auteurs modernes de science-fiction, elles constituent d’indispensables aliments pour notre réflexion éthique.
Les doctrines transhumanistes sont associées surtout aux milliardaires de la Silicon Valley, à l’image de Ian Ginsberg, le personnage central du roman d’Erwan Barillot, Moi, Omega. Si le commun des mortels décidait de condamner le transhumanisme, serions-nous capables de freiner les ambitions d’individus aussi riches, puissants et intelligents ?
EB : Le concept de transhumanisme a été utilisé pour la première fois en 1957 par Julian Huxley[2], le frère de l’auteur du Meilleur des Mondes. Si le transhumanisme recouvre, selon ses promoteurs, des acceptions bien différentes, toutes sont articulées autour de l’idée que l’Homme est une créature évolutive, « l’évolution devenue consciente d’elle-même et de ses potentialités », selon la célèbre citation que Teilhard de Chardin prête à Julian Huxley[3]. Autrement dit, Charles Darwin (que le grand-père de Julian et Aldous, Thomas Henry Huxley, a très bien connu) change bien plus que notre vision du monde : il bouleverse notre regard sur nous-mêmes. En renvoyant l’espèce humaine au miroir de sa propre évolution, il ne le définit plus seulement par ce que qu’elle est, mais aussi par ce qu’elle était et, surtout, sera. D’où l’optimisme, parfois délirant, que j’évoquais. Pour la première fois, l’Homme se sait capable d’agir, non seulement sur son propre environnement, mais aussi sur lui-même. Cette « conscience auto-évolutive », hier pleine de promesses, s’est largement désenchantée à l’épreuve du dernier siècle et se trouve aujourd’hui gagnée par la crainte. Crainte que l’évolution ne se retourne contre nous, crainte d’une inégalité dans les progrès réalisés, crainte d’une dénaturation de l’espèce humaine… Le résultat est que nous avons tendance à nous réfugier dans le passé plutôt qu’à imaginer l’avenir alors que, précisément, seul le passé est inamovible, écrit, scellé. A l’inverse, le futur est à construire.
JA : Erwan utilise le mot de futur et non celui d’avenir. L’avenir, c’est littéralement ce qui nous advient, ce qui nous tombe dessus, le plus souvent que nous le voulions ou non. Le futur, c’est ce que nous fabriquons. Reconnaissons-le : ce qui suivra le présent est un mélange d’avenir et de futur, un mélange dont nous ne possédons que partiellement le contrôle. Il est clair que, avec la découverte des « lois » de la nature, nous pouvons espérer augmenter la part de futur, je veux dire notre maîtrise du temps qui vient. Les mouvements eugénistes ont cette prétention, de même les courants transhumanistes. J’ai bien entendu le mot d’Erwan : « des futurs désirables ». Je crois cette revendication essentielle : nous devons absolument être habités par le désir. Un désir profond, solide, ambitieux et même un peu fou ; mais également un désir lucide, raisonné (je ne dis pas raisonnable). Permettez-moi de faire allusion à un texte religieux, celui qui raconte la rencontre de Jésus avec un aveugle. Jésus a la réputation d’être un guérisseur, tout le monde vient donc à lui pour être guéri. Et pourtant il demande à cet aveugle : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Il attend que l’aveugle exprime lui-même ce qu’il désire vraiment, et non pas ce que voudraient pour lui Jésus ou ses proches.[4] Sommes-nous toujours capables de la même clarté face aux promesses du transhumanisme ou d’autres « techniques » ? Nous devons toujours nous demander : « Que voulons-nous ? ».
Le risque d’appropriation du futur par quelques milliardaires est une question éminemment politique à une époque où, malheureusement, trop de mouvements, même les plus nobles, peuvent prendre une orientation totalitaire. Sans doute parce que j’ai la chance de travailler au sein de notre agence spatiale nationale, je crois au rôle de la sphère publique dans la gouvernance de nos sociétés. Mais rien n’est acquis : pour avoir une véritable influence, il faut non seulement surveiller, contrôler ; il faut aussi posséder des compétences, développer des activités. C’est pourquoi nous avons besoin d’une recherche scientifique publique audacieuse et raisonnée. Le propos transhumaniste n’est pas dénué d’intérêt ; nous devons impérativement et « publiquement » l’étudier afin de mieux en connaître les dangers, les limites que nous ne devrions pas franchir.
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Vous êtes tous les deux des lecteurs très assidus des œuvres du jésuite et chercheur scientifique Pierre Teilhard de Chardin. Jacques Arnould, vous lui avez consacré quatre ouvrages dont une biographie[5]. Erwan Barillot, vous en faites dans votre roman l’inspirateur de votre personnage principal, Ian Ginsberg. La vision de Teilhard peut-elle être assimilée étroitement à l’évolution numérique que nous connaissons actuellement ou possède-t-elle un élément « spirituel » (dans quelque sens que ce soit du terme) qui manque à la technologie ? Autrement dit, le progrès technologique s’accompagne-t-il d’un progrès dans la conscience ?
JA : Le roman d’Erwan donne corps à la pensée de Teilhard de Chardin, tout en montrant que celle-ci se trouve encore au-delà de cette fiction romanesque. Son protagoniste, Ian Ginsberg n’est pas Dieu. Le progrès technique finit par lui procurer plusieurs attributs que possède une divinité digne de ce nom. Il sait tout, peut tout… ou presque ; il est même capable de voyager dans l’espace et dans le temps. Il garde bien quelques stigmates humains, par exemple son désir d’avoir une descendance ; mais il faut bien reconnaître que, face à lui, nous pouvons être pris d’un sentiment de crainte respectueuse, comme devant une divinité. Mais il demeure tout de même un dieu de seconde zone, un dieu sans l’horizon infini dans lequel les grandes divinités se drapent…
EB : Citons le mot célèbre de Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »[6]. Ce n’est pas du tout par son acception morale ou de éthique que Teilhard entend ce mot. Pour lui, il ne s’agit pas de la conscience du Bien et du Mal mais de celle du devoir de poursuivre ce qu’il nomme la « Sainte Evolution », vivante, puis technologique, au terme de laquelle le Christ reviendra, en Omega. Ian Ginsberg, se convainc que c’est de lui qu’il s’agit, porté par une sorte de prophétie auto-réalisatrice.
JA : Et c’est pourquoi l’utopie imaginée par Erwan constitue une mise en garde efficace, une critique géniale de nous-mêmes, de nos sociétés et de nos désirs. Nous devons nous rappeler que Teilhard de Chardin place systématiquement la barre au-delà, dans une démarche résolument mystique ; ses écrits sont truffés du préfixe « ultra », comme pour nous inviter à aller au-delà…
EB : Quand Teilhard évoque l’« ultra-humain » ou, déjà, le « trans-humain », il ne s’agit pas d’une utopie quelconque, mais bien du retour théologique du Christ en gloire : le fameux Omega. La technologie est à ses yeux le moyen pour accomplir la théologie, pour lui « donner corps ». Sans doute mon personnage n’est-il qu’un « dieu de seconde zone » mais il a un avantage sur tous ses « concurrents » : il existe de manière concrète et tangible.
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Est-il possible de concevoir et de prôner une vision « totalisante » de l’humanité, en d’autres termes une vision où l’humanité connaît une unité totale, qui ne soit pas totalitaire ?
EB : Certains penseurs critiques de la technique sont allés jusqu’à qualifier le système teilhardien de « totalitaire »[7]. Je ne sais pas si tel est le cas mais une chose est certaine : cette conception « totalisante » de l’Humanité entre en contradiction avec le sens de notre individualité tel qu’il s’est développé en Occident depuis trois ou quatre siècles. Ce moment n’était-il qu’une « parenthèse », comme le prétend Ian-Omega au cours du roman ? L’épisode de la crise sanitaire a bien montré que la société pouvait renoncer à une partie substantielle de ses libertés au nom de l’idée qu’elle se faisait de l’intérêt général avec, déjà, une utilisation de la technologie pour assurer la cohésion de cette « totalité ».
JA : Cette mise en garde vis-à-vis des possibles dérives et impasses totalisantes est très importante. La pensée de Teilhard de Chardin peut effectivement y conduire ; lui-même n’a-t-il pas écrit des lignes empreintes d’un évident eugénisme, selon une manière de penser commune durant la première moitié du XXème siècle ? Pour autant, il ne semble pas avoir systématiquement fait passer la totalité devant l’individu. Il cherche toujours à préserver ce dernier et cela pour au moins une raison : son attachement personnel au Christ. Même s’il donne au Christ une dimension cosmique, Teilhard de Chardin est un croyant qui a le Christ pour référence mais sa foi ne le conduit pas à une espèce de dissolution dans le grand Tout. Ce mystique est « seulement » relié au Tout au sein de cette Noosphère dont il prophétise l’émergence et dont, j’aime le dire, nos capacités actuelles de mise en réseau ne constituent précisément que la dimension matérielle d’une réalité à laquelle nous devons donner un esprit, une âme. Jamais Teilhard de Chardin n’oublie l’une des dimensions essentielles de la nature, de la condition humaine, le « Je-Tu » qui est à l’aube et au crépuscule de chacun de nous, les humains. À ses yeux, l’amour est au cœur du mouvement de complexification qui mène de la matière à la conscience, au cœur du phénomène humain.
EB : Je ne sais pas si Ian Ginsberg est réellement Omega ou un imposteur, ni si la pensée de Teilhard portait déjà en elle les germes d’un totalitarisme techno-théologique. En tant qu’auteur, je me garde bien de toute appréciation morale. La littérature porte en elle la nuance et l’équivoque. Utopie ou dystopie : tout dépend l’angle d’où on regarde.
Erwan Barillot, Moi, Omega, Bouquins, 2022, 480 pages, 21,00€
Jacques Arnould, Quand les hommes se prennent pour Dieu, Salvator, 2020, 134 pages, 14,80€
[1] Gustave Thibon, L’Ignorance étoilée, Paris, Fayard, 1974.
[2] New Bottles for New Wine, Chatto & Windus, 1957.
[3] Dans Le Phénomène humain, Seuil, 1955 (écrit en 1940).
[4] Evangile selon Saint Marc 10, 46-52.
[5] Pierre Teilhard de Chardin, Paris, Perrin, 2009.
[6] François Rabelais, « Lettre de Gargantua à Pantagruel », dans Pantagruel, Chapitre VIII, 1532.
[7] Tel le penseur Bernard Charbonneau dans son ouvrage Teilhard de Chardin: Prophète d’un âge Totalitaire, Denoël, 1963.
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