C’est pas pour vous raconter ma vie, mais, jeudi dernier, j’ai piqué une grosse colère. Et le plus pénible, c’est que c’était contre moi-même (quand on a une contrariété, il est toujours préférable d’avoir quelqu’un à qui s’en prendre). Alors que je m’apprêtais à passer une délicieuse matinée à lire et à traîner, avec en prime la bonne conscience du travailleur, je me suis rappelé avoir donné mon accord pour participer à « La pause d’actu », émission quotidienne sur Direct 8, au cours de laquelle deux « invités » (qui sont en fait des chroniqueurs) commentent les sujets du jour. Après que Yoann Cambefort, un jeune homme fort bien élevé, m’eut dit sur tous les tons qu’ils tenaient absolument à m’avoir moi et pas une autre, et qu’il adorait ce que je fais (mon célèbre bœuf mironton ?), j’avais piteusement laissé choir mon fromage et oublié mon principe cardinal : pas de travail non rémunéré. Certes, je n’ai aucune raison de mettre en doute la sincérité des jeunes gens talentueux et sympathiques qui sont aux manettes de cette émission, mais enfin je sais ce que c’est : il faut trouver chaque jour deux bonnes poires qui acceptent de perdre trois heures de leur temps, avec, pour seule rétribution, le fait de passer à la télé – et pas exactement sur TF1. Je sais que leurs handicaps de départ – faible audience de la chaîne, faible notoriété des journalistes – les obligent à ratisser large et à être insistants. Il n’empêche que je m’étais laissé faire. Il faut dire que je n’ai pas de chance : les médias sont peuplés de gens qui se feraient hacher menu plutôt que de m’inviter, et justement ce sont ceux qui payent. Mes « admirateurs » ne sont jamais les décideurs-payeurs. Je me demande bien pourquoi mais ce n’est pas le sujet.
J’étais donc, ce matin-là, dans d’excellentes dispositions jusqu’à ce que cet engagement me revienne en mémoire. Quand Clélie Mathias, présentatrice de l’émission avec Emmanuel Pontneau, m’a fort courtoisement appelée pour discuter des sujets que nous allions traiter, j’ai passé à cette malheureuse fille le savon que j’aurais dû m’infliger à moi-même.
– Je vais venir mais je vous préviens, ça me met hors de moi de travailler sans être payée.
– …
– Vous, vous êtes payée, non ?
– Euh… oui, mais moi je suis salariée de la chaîne.
Que n’avait-elle dit là ! Elle a pris pour tous les autres : les présentateurs payés des fortunes qui vous expliquent que pas d’argent[1. Afin d’éviter les conclusions hâtives je précise que quand je travaillais avec FOG à France 3 ou avec Laurent Ruquier à Europe 1, mon travail était plus que correctement rémunéré.], les jeunes crétins qui vous font comprendre qu’ils vous font un grand honneur de vous inviter sans avoir une traitre idée de la raison de cette invitation, sans oublier tous les confrères qui, à force d’accepter avec le sourire cette exploitation éhontée, ont fini par la faire passer pour normale. Certes, il m’arrive de céder à la vanité ou aux instances amicales d’un confrère, mais au moins je râle – ce qui me procure la satisfaction de provoquer la stupéfaction de mes interlocuteurs.
Morte de honte de m’être (exceptionnellement) laissée emporter, je me suis tenue à carreau sur le plateau ; d’ailleurs, dans son genre, l’émission est préparée avec sérieux et les invités-chroniqueurs y sont fort bien traités. Tant qu’à travailler gratos, autant aider des jeunes méritants.
On me dira qu’il n’y a pas là de quoi s’énerver. Et pourtant si. Parce que la gratuité n’est plus une exception et que, dans certaines activités, elle est même en passe de devenir la règle. Grâce à Internet, elle serait même, s’enthousiasment certains, le fondement d’une nouvelle « culture » – rien que ça. D’ailleurs, en anglais, ça sonne tellement bien : qui pourrait s’insurger contre la loi du « libre » ? Qui oserait mettre en doute la grandeur d’un acte gratuit ?
Les tribulations de la loi Bruni-Hadopi (ainsi rebaptisée par les bons soins d’un ami) ont attiré l’attention du public sur les mauvaises manières faites aux artistes. « La gratuité, c’est le vol », proclamait il y a un an Denis Olivennes, l’un des initiateurs du texte – dans le cadre d’Ouverture Sans Frontières, sans doute. D’ailleurs, cette plaisante formule que j’aurais bien voulu avoir trouvée avait un seul défaut, qui était justement son auteur ou plutôt la qualité d’icelui (rien de personnel). À l’époque, il était patron de la FNAC et de mauvais esprits auraient pu penser qu’au-delà de ses excellents principes, Olivennes défendait surtout ses intérêts. Il est vrai que la FNAC n’est pas un vulgaire marchand mais un agitateur d’idées. Pas d’histoires d’argent entre nous.
En tout cas, grâce aux hadopistes, l’idée que la création artistique est un travail qui mérite salaire fait son chemin, même dans les jeunes cerveaux les plus embrumés par les substances illicites et néanmoins payantes. Mais tout le monde, à commencer par toi, cher lecteur, continue à trouver absolument normal que, sur Internet, l’information soit cadeau. Sur ce point précis, je ne saurais donner tort à l’admirable Edwy Plenel. Notre résistant éternel, à la pointe du Combat pour une presse libre, titre de l’ouvrage qu’il est venu, vendredi dernier, vendre sur France Inter dans un grand numéro de nopasaranisme, a courageusement choisi un modèle payant pour son site Médiapart, mais apparemment les Français n’aiment pas la presse libre, en tout cas pas suffisamment pour la payer, et le nombre d’abonnés ne semble pas être à la hauteur des espérances plénéliennes.
Tout cela m’a rappelé la remarque aigre et impérative d’un lecteur à propos de la nouvelle formule de notre (superbe) mensuel : « SCANDALEUX de devoir payé pour des articles ! Publier les ici !!! », écrivait Gwen. On m’accordera qu’il est bien plus scandaleux encore de torturer la langue française de cette façon. Reste à comprendre ce qui a bien pu mettre dans la tête de Gwen l’idée que les articles poussaient tout seuls et qu’il n’y avait qu’à se baisser pour les ramasser comme des fleurs sauvages. Scandaleux de devoir payer ? Eh bien moi, ce que je trouve sinon scandaleux du moins fâcheux, c’est que Gwen trouve parfaitement normal d’avoir accès gratuitement au fruit du travail d’une bonne quinzaine de personnes. Gwen (et tous ceux, bien trop nombreux, qui pensent comme lui ou elle) imagine peut-être que nous sommes des héritiers ou des êtres particulièrement frugaux se nourrissant de quelques dattes par jour et vivant dans des tentes Quechua sponsorisées par Augustin Legrand. Qu’il le sache, à une ou deux exceptions près que je ne nommerai pas ici, c’est tout-à-fait faux. Un article demande autant de travail, qu’il soit destiné à être publié dans un journal ou sur Internet. Et que les collaborateurs de Causeur que nous ne pouvons pas encore rémunérer le sachent, nous n’en sommes pas fiers.
Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi nous n’avons pas, conformément à nos grands principes, opté pour un modèle payant. Tout simplement par réalisme. Nous n’allons pas changer le monde avec nos petits bras et nos jolis cerveaux – en tout cas pas si vite. Un site payant eût été condamné d’avance. Puisqu’on trouve pareil ou presque (des mots et des phrases, tout ça) à trois jets d’url sans avoir à débourser un centime.
Contrairement à ce que l’on répète en boucle, pour s’en désoler ou s’en émerveiller, la culture de la gratuité n’a pas été inventée par et pour Internet, elle est au moins aussi ancienne que la radio privée. L’auditeur d’Europe 1, de RTL et de toutes les stations que l’on appelait autrefois « libres » (nous y revoilà) serait sans doute aussi scandalisé que Gwen si on lui demandait de payer pour écouter. Alors, payer pour lire…
Seulement, sur Europe 1 comme sur Causeur, cette « gratuité » est une entourloupe. Quelqu’un paye, et ce quelqu’un est l’annonceur (sur le papier, car pour l’instant, comme Médiapart et comme les autres, nous vivons sur les fonds investis au démarrage). Pour accéder sans bourse délier aux programmes de radio ou aux « contenus » d’un site, le citoyen accepte d’être exposé à des messages publicitaires qui visent à lui faire lâcher de mille manières l’argent économisé sur notre dos.
On me dira, enfin, que c’est la loi du marché et que je n’ai qu’à fabriquer des fanfreluches, des écrans plats ou des produits amaigrissants plutôt que des articles. « Fais des livres qui se vendent », m’a lancé un jour un médiacrate à qui je me plaignais de mes maigres émoluments. En somme, si les gens ne sont pas prêts à payer, c’est que ce nous fabriquons n’a pas de valeur – la loi de l’offre et de la demande, c’est simple, non ?
Désolée, mais justement ce n’est pas si simple. On ne m’enlèvera pas de l’idée que la valeur qu’une société accorde au travail intellectuel dit, au moins en partie, la vérité sur cette société. Si le public se contente, en guise de journaux, des catalogues de pub que sont les gratuits, tant pis pour lui et tant pis pour nous. Car, dans ce domaine, le rapport de forces entre producteurs et consommateurs est largement en faveur des seconds, c’est-à-dire vous. Sauf qu’à force de croire et de faire croire que ce travail n’a aucune valeur, plus personne ne voudra s’y coller. Et nous serons tous perdants.
Alors, chers amis causeurs, je n’ai qu’une chose à dire. Abonnez-vous, rabonnez-vous !
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