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Jean-René Huguenin, jeune à jamais

Le dernier romantique?


Jean-René Huguenin, jeune à jamais
Jean-René Huguenin (1936-1962) / D.R.

Disparu à 26 ans en 1962, Jean-René Huguenin est l’auteur d’un unique roman, d’un Journal et de nombreux d’articles. La publication d’un volume qui recueille l’essentiel de ses écrits donne à ce classique souterrain de la littérature française sa véritable dimension.


« Aimons la vitesse qui est le merveilleux moderne, mais vérifions toujours nos freins », écrit le prophétique Paul Morand en 1929. Au début des années soixante, la vitesse provoque une surmortalité spectaculaire chez les écrivains français. On savait déjà que la mort par le suicide, la drogue ou l’alcool était, selon les mots de Stig Dagerman, un « accident du travail » fréquent chez les auteurs, mais on découvre soudain les ravages de l’automobile.

La Côte sauvage, classique souterrain de la littérature française

Toujours pressée, Françoise Sagan ouvre le bal en 1957 au volant d’une Aston Martin : elle perd le contrôle à 180 km/heure et fait deux tonneaux. Elle est sérieusement blessée et ses années de rééducation la rendent dépendante à la morphine. 1957, c’est l’année où Albert Camus reçoit son prix Nobel de Littérature. Lui meurt le 4 janvier 1960, dans la Facel Vega conduite par son ami Michel Gallimard. L’émotion est considérable : de son vivant, Camus appartient déjà à l’histoire littéraire et incarne cette figure du « grand écrivain » avec magistère moral et politique à la clé. Mourir à 46 ans quand on est en pleine gloire a en plus quelque chose de cet « absurde » théorisé dans L’Homme révolté et illustré dans L’Étranger. En septembre 1962, à une semaine d’intervalle, ce sont Roger Nimier et Jean-René Huguenin qui disparaissent dans des accidents de la route. La mort de Nimier, en compagnie de la jeune romancière Sunsiaré de Larcône, fait partie de la panoplie tragique du Hussard qui a brûlé son génie par les deux bouts et apparaît, finalement, affreusement logique.

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Celle de Jean-René Huguenin, si elle est tout aussi tragique, est finalement beaucoup moins romanesque pour un garçon qui l’était tellement, mais d’un romanesque secret, cérébral. Il se tue seul, à bord d’une Mercedes. Il percute frontalement une Peugeot 404. Une mort d’époque, donc, pour un jeune homme de 26 ans qui n’aime pas la sienne et qui fait alors son service militaire à Paris. Sur le papier, rien de légendaire. Cependant, pour le 60e anniversaire de cette disparition, Bouquins publie une compilation de son œuvre, dont l’édition est assurée par Olivier Wagner. Une consécration pour un de ces destins météoriques dont la littérature française s’est fait une spécialité depuis Rimbaud, une des lectures de Huguenin, ce dévoreur de livres car, comme le remarquait Debord, « pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre ».

Au moment de sa mort, on ne connaît de Huguenin qu’un roman, La Côte sauvage, publié en 1960, qui a rencontré un réel succès critique. Le jeune homme est soutenu par des aînés aussi illustres que Mauriac, Gracq et Aragon. Gracq avait eu Huguenin comme élève et pressent chez lui « l’envie irrésistible qui lui vient de mettre le feu à sa vie, quand il s’aperçoit que le monde autour de lui a déjà commencé de vieillir ».

La Côte sauvage révèle d’emblée un écrivain de premier ordre, mais aussi un écrivain inclassable. Il est impossible de le situer dans le paysage des années 1960 où une manière de Yalta de la République des Lettres force chacun à choisir son camp : le roman engagé des épigones de Sartre, le courant informel et « dégagé » des Hussards qui incarne une droite vagabonde à laquelle on peut rattacher Sagan et, enfin, le Nouveau Roman, avec les Éditions de Minuit comme quartier général pour abriter Robbe-Grillet, Butor, Sarraute… Huguenin n’est d’aucun courant, et de brillants articles de ce jeune polémiste écrits aussi bien pour Les Lettres françaises d’Aragon que pour Arts ou la revue La Table ronde le prouvent : il est à mille lieues de la posture dilettante des uns et des expérimentations en laboratoire ou encore de l’orthodoxie idéologique des autres.

C’est la chance de Huguenin, son mérite aussi : il est inattendu. La seule chose qui pourrait l’apparenter à Nimier, c’est qu’il va chercher du côté de Bernanos une boussole, politique pour l’un, métaphysique pour l’autre. Il partage aussi avec Sagan un certain art de peindre une classe sociale aisée à laquelle appartenait ce fils de grand patron de la médecine. Mais très vite, on s’aperçoit que La Côte sauvage opère dans une autre dimension, à tous les sens du terme. Si on retrouve la vieille tradition française du roman d’analyse de Madame de Lafayette, on peut tout aussi bien imaginer, les dates coïncident, ce roman tourné par un Antonioni qui aurait préféré le Finistère à l’Italie. Le personnage principal, Olivier, revient d’Algérie dans le manoir familial qui sert de villégiature à sa famille réduite à sa plus simple expression. La mère, la sœur aînée Berthe, mal dans sa peau, et la benjamine, Anne, qui va bientôt épouser Pierre, le meilleur ami d’Olivier. C’est une habitude bretonne de tomber amoureux de sa sœur – on se souvient de Chateaubriand et de Lucile : Olivier voue un amour passionnel et ambigu à Anne. Le temps d’un été entrecoupé de pluies et de baignades, de fêtes sages au son des pick-up, l’essentiel se joue dans les non-dits, dans les mouvements souterrains de l’âme et se conclut par une défaite symbolique d’Olivier en cet ultime été de la jeunesse qui est, chez Huguenin, beaucoup plus qu’un âge de la vie, mais une façon d’être au monde laissant une chance d’entrevoir la Grâce.

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Tout se joue dans le style : l’écriture de Huguenin est envoûtante, mélodique, presque scandée et les rares incursions dans le prosaïsme de la vie quotidienne ne sont là que pour faire deviner, en creux, l’angoisse qui sourd. Ce n’est donc pas un hasard si La Côte sauvage fait office de classique souterrain de la littérature française.

Romantisme sans mièvrerie

Huguenin est aimé, après sa mort, par une petite cohorte fidèle de jeunes gens romantiques, cette appellation d’origine incontrôlée qui aurait fait ricaner Nimier. Parmi eux, on trouve Michka Assayas, l’écrivain amoureux du rock, le préfacier de cette édition comportant tous les textes disponibles de Huguenin. Certes, à sa mort, il n’a qu’un seul roman au compteur, mais son Journal a été publié de manière posthume en 1964 et un recueil d’articles sous le titre Une autre jeunesse, l’année suivante. Ensuite, un silence de vingt ans s’installe. Il faut attendre le mitan des glaciales années 1980 pour que le Seuil découvre qu’il possède dans son fonds ce trésor brûlant. Le roman reparaît ainsi qu’un volume de textes et de correspondance, récoltés en 1987 par Assayas auprès de la sœur de Huguenin sous le titre Le Feu à sa vie. Ces quatre textes canoniques, si l’on peut dire, se retrouvent dans ce volume, accompagnés de nombreux inédits dont un, étonnant, Prochain roman, dans lequel on voit que La Côte sauvage n’a pas été un coup de chance.

Grâce à cette édition de référence, on est en droit d’espérer que l’œuvre de Huguenin bénéficiera d’un écho beaucoup plus grand, car elle révèle de manière très claire la voix unique, irréductible, intemporelle de cet écrivain. Elle confirme ce romantisme sans mièvrerie, qui est une recherche de l’absolu. Cette attitude l’éloigne de toutes les chapelles qui prétendent expliquer à la jeunesse ce qu’elle est et ce qu’elle doit faire. L’ennemi de Huguenin, c’est l’indifférence sous toutes ses formes, on le voit dans les articles d’Une autre jeunesse, comme celle véhiculée par la Nouvelle Vague qui masque son conformisme derrière ses airs d’avant-garde : la jeunesse ressemble à ce que les vieux attendent d’elle.Huguenin raconte dans son Journal, et dans sa correspondance avec ses amis Philipe Sollers ou Jean-Edern Hallier, comment se construire, comment tenir, comment lutter. La foi est une solution, elle est en tout cas plus efficace que l’appartenance à une bande, celle de Sollers et de Jean-Edern Hallier précisément. Avec eux, il crée Tel Quel, revue censée incarner la domination structuraliste dans les années 1970. Huguenin la quitte, lui, très vite : il a deviné que c’est là une autre façon de figer la vie. Assayas le précise dans la préface du Feu à sa vie. Selon lui, Huguenin pressent l’instrumentalisation et la dépossession de la jeunesse dans le monde moderne : « Notre époque n’a-t-elle pas industrialisé la jeunesse ? Il semble que nous vivons l’époque de l’engagement à domicile. Nous voyons tout, nous savons tout, – les émeutes, les révolutions, les massacres, mais nous ne sentons rien. Nous sommes des neutres, capables de revêtir des “looks” pour masquer notre vide. » Ce qui était vrai pour ce lecteur de Huguenin dans les années 1980 l’est encore plus pour celui des années 2020. La grande force de cette œuvre, c’est la prescience de cette dépossession et l’effort qu’il faut faire pour la surmonter.

À lire

Jean-René Huguenin, La Côte sauvage – Journal – Le Feu à sa vie, suivis de romans et textes inédits (préface Michka Assayas, édition Olivier Wagner), Bouquins, 2022.

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Septembre 2022 - Causeur #104

Article extrait du Magazine Causeur




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