Partout en France, la laideur gagne du terrain. Nos villes et nos campagnes sont victimes d’un atroce saccage. Mais ce désastre concerne toutes les composantes de nos vies, de la langue à la mode, de la publicité à l’art. Au nom de l’inclusivité, de l’égalitarisme et du fonctionnalisme, nous avons banni la beauté.
Il y a diverses façons de traverser la France et selon celle que l’on choisit, on voit un pays bien différent. Optez pour le TGV et il y a fort à parier qu’en dépit des sinistres éoliennes, heureusement avalées par la vitesse, vous serez émus, émerveillés par la variété et la splendeur des paysages, le charme des villages, la majesté de la flèche d’une cathédrale que l’on devine au loin, la fantasmagorie des lumières sur un lac à la nuit tombante. En somme, vous éprouverez la joie pure de vivre dans l’un des plus beaux pays du monde où se conjuguent si harmonieusement l’œuvre de la nature et celle des hommes.
Seulement, par choix ou par nécessité, un grand nombre de Français (et de touristes) se déplacent en voiture. Il leur est donc presque impossible d’échapper aux dépotoirs commerciaux qui défigurent les entrées de ville, et souvent les villes elles-mêmes, aux monstruosités architecturales qui jalonnent le no man’s land périurbain, sans oublier les prétendues œuvres commandées à la cousine du beau-frère du notable du coin qui trônent sur maints ronds-points.
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Certes, notre cher et vieux pays a de beaux restes. Pour autant, la « France moche », que dénonçait récemment le Figaro Magazine, désole un nombre croissant de nos concitoyens. L’ennui, c’est que le règne de la laideur n’est pas cantonné aux paysages, à l’urbanisme et à l’architecture. Il a envahi notre vie quotidienne.
« Venez comme vous êtes », vraiment ?
Les publicités vantent des corps difformes et avachis, car il ne faut pas complexer tous ceux – et surtout toutes celles – qui ne correspondent pas à aux canons du moment. « Venez comme vous êtes » : le slogan de McDo résume la morale d’une époque qui répudie tout effort. Il ne s’agit pas d’imposer une norme : on ne regrette pas le règne des mannequins squelettiques qui poussaient les jeunes filles à s’affamer, mais faut-il lui substituer l’apologie implicite de la graisse, ce nouveau combat wokiste, alors que l’obésité est une épidémie mondiale ? Faut-il se réjouir que la chaussure de sport, éventuellement griffée, ait remplacé bottines et escarpins ? Omniprésente dans nos rues, tous sexes et toutes circonstances confondus, elle est désormais appelée « sneakers », sans doute qu’en anglais on peut la vendre plus cher.
La langue française n’est pas épargnée, loin s’en faut. Même avant l’apparition de la funeste écriture inclusive, les délicatesses du français avaient disparu au profit d’un idiome pauvre et dénué de toute grâce. Ce rabougrissement désespère les amoureux de notre langue, comme l’écrivain Boualem Sansal : la France, écrit-il, « a sapé ce qui était le pilier porteur de sa personnalité, de sa culture, de son histoire, qui l’a fait briller dans le monde, que chacun dans ce vaste monde rêvait de pouvoir apprendre un jour, pour dire son amour à la vie, à sa femme, à son pays, à lui-même, j’ai nommé le français, cette langue royale ».
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Le plus effrayant, c’est peut-être que ce saccage frappe le domaine qui était par définition celui de la beauté, l’art. Comme l’a bien analysé Jean Clair, aux deux missions qu’Horace assignait aux artistes – enseigner et réjouir – a succédé l’ambition de heurter, choquer, effrayer : ce qu’il a appelé l’art du dégoût, une tendance qui fait volontiers appel aux excréments et autres sécrétions, suscitant des gloussements enthousiastes dans les salons branchés de la nouvelle bourgeoisie.
Au fil des siècles, les beaux-arts avaient pourtant forgé les critères permettant de juger qu’un corps, une œuvre ou une architecture est ou non « beau », le premier résidant dans les proportions. Notre culture gréco-romaine s’est bâtie sur ces canons qu’on envoie aujourd’hui voler en éclats. Ce n’est pas le signe d’un changement de civilisation, mais celui de la « décivilisation ».
Bien chic bien choc
Reste à essayer de comprendre comment nous en sommes arrivés à ce désastre qui a tant d’amis (pour reprendre la belle formule de Renaud Camus, les « amis du désastre »). Et pour commencer, qui en est responsable ? On peut, selon les champs concernés, incriminer les élus qui laissent construire n’importe quoi, les néoféministes qui tiennent la séduction pour une survivance de l’hétéro-patriarcat, les publicitaires qui surfent sur toutes les tendances idéologiques (encore que c’est leur boulot), les autorités éducatives qui, au nom de l’égalité, criminalisent l’exigence ou les artistes qui se moquent de nous. Mais la vérité, c’est que nous sommes tous responsables. Personne ne nous oblige à aller au théâtre en jeans, à déambuler dans les villes en short informe ou à nous extasier devant les immondes tulipes que Jeff Koons a plantées à Paris. Quant aux désolantes zones commerciales, elles n’existeraient pas en l’absence de clients.
Le mal est plus profond. On dirait que la beauté ne nous importe plus, que nous avons renoncé à elle comme à d’autres divinités, alors que pendant des siècles, elle a animé les controverses théologiques, les enjeux diplomatiques, les conversations de salon, les débats d’académie… et les duels sur le Pré-au-Clerc. Elle demeure cette reconnaissance mystérieuse dont on ne sait pas avec certitude si elle répond à des critères objectifs ou à la subjectivité personnelle – c’est peut-être cette complexité qui ne plaît plus (ou qui fait peur). Et puisqu’elle induit le jugement, elle est de toute façon à bannir.
Ce renoncement s’explique par une raison simple : la beauté ne sert à rien. Bien sûr, elle peut enchanter l’âme, ce qui, justement, n’est pas rien. Mais elle ne répond à aucune fonction matérielle, à aucune nécessité économique. Si une langue ne sert qu’à « communiquer », pourquoi faudrait-il qu’elle soit belle ? De même, on marche mieux en baskets qu’en talons hauts. En faisant porter à la beauté le masque infamant de la discrimination, on rabaisse aussi notre regard sur le monde et les choses. Qui, tel Oscar Wilde, oserait dire aujourd’hui : « Mieux vaut être beau que bon, mais mieux vaut être bon que laid. »
[1] Notre excellent confrère nous a involontairement brûlé la politesse, preuve que cette question a désormais droit de cité dans le débat public.
[2] Extrait d’un ouvrage collectif, Malaise dans la langue française, sous la direction de Sami Biasoni (Le Cerf, septembre 2022).
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