La contre-offensive réussie de Kharkiv permet aux Ukrainiens de rêver d’une reconquête de leur territoire. Face à cet échec patent, commentateurs et experts sur les chaînes télévisées russes ou Telegram offrent d’autres explications. Mais, des langues se délient aussi.
Dans la région de Kharkiv, la Russie vient de perdre une bataille. Et si, comme dit l’adage, la guerre n’est pas perdue, les décideurs russes sont devant un dilemme. Avec les moyens alloués à l’opération spéciale, notamment en hommes, un retournement de la situation militaire n’est pas possible. Pire encore : il n’est pas sûr que les forces russes engagées en Ukraine ne soient désormais en mesure d’empêcher des revers politiquement et stratégiquement plus dangereux, comme la perte de Kherson et / ou de parties du Donbass occupées aujourd’hui par Moscou.
Un retrait contrôlé, vraiment ?
Ce genre d’échec risquerait de mettre en péril le régime, ou, du moins, celui qui est aujourd’hui à sa tête. Or, mobiliser suffisamment de moyens pour permettre de changer radicalement la donne exige beaucoup de temps (quelques mois, au moins, pour recruter, entraîner, équiper et envoyer au front) sans parler des conséquences politiques et économiques d’une telle mesure (ce qui explique pourquoi le Kremlin ne l’a toujours pas fait). Pas sûr non plus que l’Ukraine laisse aux Russes le temps nécessaire pour préparer leurs armées de secours. Et si la situation militaire est déjà difficile sur le front, la victoire ukrainienne risque de faire encore plus des dégâts en termes de propagande, car elle ébranle sérieusement le récit russe d’une opération spéciale qui se déroule comme prévu avec patience et méthode afin d’obtenir les objectifs assignés par le commandant en chef, tout en épargnant autant que faire se peut aux frères et sœurs ukrainiens les horreurs de la guerre et en préservant les infrastructures du pays…
L’offensive ukrainienne dans l’Oblast de Kharkiv a mis en déroute les forces russes du secteur et causé l’effondrement du dispositif russe du nord de Donbass. Le ministère russe de la Défense a annoncé le retrait des troupes de la ligne Balakliya-Izioum le 10 septembre, présentant faussement le retrait comme un « regroupement » des forces pour soutenir les efforts russes dans la direction de l’Oblast de Donetsk – rappelant l’explication du Kremlin lors du retrait russe après la bataille de Kiev. Le ministère n’a pas reconnu les succès ukrainiens autour de l’Oblast de Kharkiv comme le facteur principal du retrait russe, affirmant que le commandement militaire russe effectuait un retrait contrôlé de la zone de Balakliya-Izioum depuis trois jours… Le ministère russe de la Défense a enfin affirmé que « les forces russes avaient entrepris un certain nombre d’actions démonstratives et utilisé l’artillerie et l’aviation pour assurer la sécurité des forces russes en retrait ». Ces déclarations n’ont aucun rapport avec la situation sur le terrain. Tout indique au contraire que les forces russes fuyaient précipitamment le sud-est de l’Oblast de Kharkiv pour échapper à l’encerclement. Il n’est tout simplement pas concevable que dans le cadre d’un retrait maîtrisé et ordonné, les Russes laissent derrière eux, sans les évacuer ou les détruire, de telles quantités de matériel en état de marche et surtout des munitions quand ils savent que c’est l’une des faiblesses importantes des Ukrainiens (notamment pour ce qui concerne l’artillerie) !
Les forces russes avaient précédemment affaibli ce secteur en redéployant des unités de ce secteur vers le sud de l’Ukraine, créant une faille qui a compliqué, faute de réserves rapidement disponibles, les efforts visant à ralentir l’avancée ukrainienne ou du moins à couvrir la retraite russe. Il devient également de plus en plus clair que les différents échelons du commandement russe n’ont pas réagi à temps aux informations concernant les préparatifs ukrainiens dans les jours qui précédaient le déclenchement de l’offensive dans le secteur de Balaklia.
Faible coordination sol/air russe
À l’échec des forces terrestres et du renseignement s’ajoute la faiblesse de l’aviation russe. Les forces aériennes russes ont de nouveau démontré leurs difficultés à soutenir efficacement la bataille se jouant au sol. Les Ukrainiens sont arrivés à affaiblir les défenses aériennes russes et à avancer les leurs. Les pilotes russes se voyaient obligés de voler à basse altitude pour éviter d’être détectés, ce qui a nettement réduit leur efficacité et les a exposés aux missiles portés par l’infanterie. Un manque de munitions de précision, ainsi que de lourds et compliqués protocoles de coordination sol/air se rajoutent à la liste des raisons pour lesquelles l’aviation russe n’a pas pu colmater les brèches et servir d’artillerie volante permettant aux forces terrestres de gagner du temps et se réorganiser.
Les forces ukrainiennes ont ainsi pu pénétrer les lignes russes jusqu’à une profondeur de 70 kilomètres à certains endroits et prendre Izioum, clé de voûte du secteur. La prise d’Izioum est la plus importante réussite militaire ukrainienne depuis la victoire de la bataille de Kiev en mars. Cette offensive bien menée exacerberait des problèmes d’effectifs et de moral au sein des troupes russes et leurs alliés.
Face à cet échec patent, les commentateurs et experts sur les chaînes télévisées russes ont offert un certain nombre d’explications. Ainsi expliquent-ils au public que les forces russes se battent contre l’ensemble du bloc occidental, ou bien essaient-ils de minimiser l’importance des succès ukrainiens (quelques villages sans importance)… Et, pour la première fois depuis des mois, certaines voix discordantes ont exprimé des doutes quant à la version officielle (tout avance selon le plan…) voire quant à la possibilité même d’une victoire russe en Ukraine. Une vive critique se fait également entendre de la part des soutiens de l’opération spéciale. À écouter ces voix s’exprimant sur les plateaux télé et le réseau social Telegram, qui mettent en cause la stratégie russe et la compétence de ceux qui la conçoivent et l’exécutent, il semblerait que désormais il est plus difficile pour le Kremlin de dépeindre l’invasion russe de l’Ukraine comme une opération réglée comme sur du papier à musique. Par conséquent, on peut s’attendre à ce que la confiance du public russe dans les messages du ministère russe de la Défense s’érode.
Vers Kherson
Quant à Kherson, selon les responsables militaires ukrainiens plutôt crédibles, leurs forces auraient avancé de plusieurs dizaines de kilomètres dans certaines zones non nommées et pousseraient les forces russes à se replier sur leurs secondes lignes de défense. Les forces russes continuent à résister efficacement aux attaques ukrainiennes et conservent suffisamment des munitions et d’autres réserves logistiques sur ces lignes de front. Cependant, les Russes subissent de lourdes pertes. L’état-major ukrainien a cité l’exemple des unités de la 106e division aéroportée des gardes russes opérant dans la région de Kherson qui ont perdu plus de 58 militaires en un jour. Les Ukrainiens continuent à maintenir une double pression, sur les unités à la ligne de contact et surtout en continuant de frapper les lignes de communication, les dépôts de munitions et les positions de commandement russes afin d’affaiblir davantage les 25 000 et 35 000 hommes déployés sur la rive droite du Dniepr. Les images postées sur les réseaux sociaux corroborent cette dernière affirmation. Les chaînes Telegram et les médias de la ville de Kherson ont signalé une puissante explosion le 10 septembre dans un centre de recrutement militaire de la ville qui abritait du personnel russe et des militaires nouvellement arrivés. Des sources ukrainiennes ont également signalé des explosions dans la zone industrielle de la ville et dans le secteur du pont ferroviaire Antonivsky, ciblé depuis plus d’un mois déjà. Ces mêmes sources rapportent pareillement que les forces russes continuent d’utiliser des barges pour transporter du matériel vers et depuis la ville de Kherson, ce qui indique que le pont est bien endommagé.
Quatre-vingt ans après le début du siège de Stalingrad, la campagne ukrainienne de l’armée russe expose d’étonnantes similitudes. Comme en 1942, la qualité de l’homme de la troupe, de son matériel et de sa tactique sont toujours largement inférieurs en comparaison avec l’ennemi. Mais contrairement à la grande guerre patriotique, les forces russes ne bénéficient pas ici de l’avantage d’une supériorité numérique écrasante. Et surtout, leurs dirigeants militaires, contrairement aux survivants des purges de 1937-1939, sont aussi médiocres que leurs subordonnés à tous les niveaux.