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« Les Liens artificiels » de Nathan Devers: une pleine réussite


« Les Liens artificiels » de Nathan Devers: une pleine réussite
Nathan Devers Capture d'écran YouTube

Si vous suivez de temps en temps les débats organisés par Pascal Praud ou l’un de ses remplaçants, vous connaissez déjà Nathan Devers, qui a son rond de serviette sur CNews. Mais ce Normalien agrégé de philosophie ne se contente pas de bien penser : il écrit aussi — et bien. Les Liens artificiels est son troisième roman, et c’est une réussite, estime notre chroniqueur — qui a interviewé l’auteur.


Les Liens artificiels racontent l’histoire d’un pâle clone de Michel Berger, amant déplorable, musicien raté, qui se plonge dans l’univers parallèle — le métavers, pour parler comme il faut — inventé par un petit génie de l’Internet du futur proche (le roman, qui commence pendant le confinement, se finit vers la fin de 2022, tout à la fois chronique et dystopie). Et il s’y noie, comme Narcisse s’est noyé dans la fontaine qui le reflétait. C’est remarquablement bien écrit, plein d’humour, de poésie et de terreur. C’est surtout un livre prophétique, qui annonce les temps prochains, dans un monde peuplé d’ hikikomori, ces ados japonais qui ne sortent plus de chez eux et vivent à travers l’écran de leur ordinateur.

Causeur. Commençons par l’extérieur — la maquette de couverture — une extrapolation de la toile de John William Waterhouse, Echo et Narcisse… Passons sur le fait que représenter Narcisse se contemplant dans le miroir d’un outil informatique en dit un peu trop long, d’emblée, sur le thème principal. Ça divulgâche pas mal, non ? Mais autre chose m’a intéressé : dans le tableau de Waterhouse, c’est au moins autant Echo, à moitié nue à gauche, qui attire l’attention du spectateur. En refocalisant sur Narcisse seul, on élimine la part féminine de l’Androgyne primitif… J’ai relié cela au fait que le sexe est le grand absent (ou à peu près, les scènes de cul sont soit des ratages, soit des fantasmes rapides) de votre roman. C’est ce qui en fait la première originalité — puisqu’après tout, la littérature parle de cul, des origines à nos jours. C’est cela, votre vision d’une certaine modernité ? La femme n’est plus l’avenir de l’homme ?

Nathan Devers. Si j’étais Julien Libérat, le héros rarement héroïque de mon roman, je vous dirais que l’amour ne m’a pas réussi. Mais je ne suis justement pas lui et tout le sens de mon livre réside là : j’ai voulu raconter les passions artificielles d’un monde qui n’arrive plus à créer du lien entre les gens. J’imagine (ou j’extrapole) une société où le sexe s’exprime partout — sur les affiches publicitaires, dans le porno, sur les réseaux sociaux – sauf là où on l’attend, c’est-à-dire dans les corps. Pour autant, le motif que j’explore n’est pas celui de la misère sexuelle, mais la vision, encore plus pessimiste, d’une Humanité assistant à l’extinction radicale du désir. Chez Julien, le sexe est devenu, avant tout, un objet de blabla. Quelque chose de neutre. Et de presque ennuyeux.

En ouvrant et en concluant sur l’automne 2022, vous faites entrer les Liens artificiels dans la catégorie des uchronies. Aurais-je tort de dire que le roman est l’histoire du passage de l’Internet 2.0 à l’Internet 3.0 — des réseaux sociaux, déjà une vieille lune, au métavers, univers parallèle où les impuissants s’épanouiront ? Et une description du présent, où des adeptes de l’amour augmenté épousent en grandes pompes des créatures virtuelles — voir les Otome Games (jeux vidéos pour femmes)…

Mon roman, oui, est une histoire d’avenir qui se passe au présent : une fresque réaliste qui, peu à peu, se transforme en tableau d’anticipation. J’aurais pu le situer bien plus tard, dans les années 2030 ou 2040. Mais j’ai voulu partir du monde tel que nous le connaissons : Julien Libérat évolue dans la France de 2022, encore marquée par les effets de la crise sanitaire. Addict à son smartphone, il a le sentiment de vivre dans une société de connectés-solitaires qui, saturés d’écrans, vivent à la fois ensemble et séparés, atomes pris en otage par l’araignée folle des réseaux sociaux. Followers et selfies, stories et posts Insta, scrolling et pluie de likes à tout va, voilà la toile de fond de l’univers à demi zombifié où s’ouvrent Les Liens artificiels. L’époque de ce que Julien nomme la génération Tinder-Twitter : une chute libre de désirs chaotiques et d’images permanentes.

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Mais mon roman commence vraiment quand les repères de Julien Libérat s’effondrent, le jour où il découvre l’Antimonde, un métavers grandeur nature tout droit sorti du futur. Dès lors, les écrans deviennent bientôt désuets, remplacés par d’autres phénomènes : les avatars et les casques de réalité virtuelle, les deepfakes et les crypto-monnaies, les villes immersives et les mirages 3D. Une sorte d’immense jeu vidéo dont les utilisateurs se prendraient au sérieux. Un empire, fascinant mais vertigineux, d’absurdie universelle.

Pourquoi avoir mélangé les registres de l’aujourd’hui et du monde d’après ? Du roman social et de la dystopie ?

Adrien Sterner, l’autre personnage central des Liens artificiels, vous murmurerait que notre temps brouille déjà la frontière du virtuel et de la réalité. Que, chez nous, le possible et l’actuel s’inversent en continu. Le métavers, au fond, ne serait que le miroir de nos plus grandes névroses. Ou leur ligne de fuite. C’est vertigineux, tout de même, de se dire que notre époque est un Moyen âge accéléré : une grande cacophonie où nous sentons tous bien, losers et winners, optimistes et réacs, que quelque chose arrive – quelque chose, mais quoi… ?

Une phrase (« s’égarait dans un univers où les images vibraient comme des choses et où les choses elles-mêmes flottaient, fantomatiques ») m’a donné à penser. D’un côté, c’est ce monde, le nôtre, que Hokusai et les Japonais appellent le monde flottant. D’un autre côté, à la fin de Nosferatu, un placard nous avertit : « Quand il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre ». N’est-ce pas au fond la finalité même de l’art et de la littérature que vous décrivez dans votre roman ?

Ce que j’ai voulu exprimer, à travers cette phrase, c’est que, pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, notre époque s’apprête à dépasser le régime de la représentation. Pendant des millénaires, nous avons eu l’habitude d’imager nos mondes imaginaires : de les peindre, de les mettre en scène, de les photographier. Bref, de les re-présenter, à défaut de pouvoir les rendre vraiment présents. Or, le métavers permet désormais de pénétrer virtuellement à l’intérieur de nos fantasmes, d’y habiter par procuration. Avec lui, la séparation entre l’objets et l’esprit s’estompe. Quand je mets un casque de réalité virtuel et que je me déplace dans un univers immersif, j’ai traversé la frontière des images et des choses. J’existe au beau milieu des songes, dans une veille étrange et plus hallucinatoire encore que n’importe quel rêve. Dans cette transe lucide, comme dirait Hokusai, les êtres rencontrent les fantômes. Mais se distinguent-ils encore ? Je crois que Zuckerberg a tout dit quand, dans sa vidéo de présentation du métavers, il invoque la nécessité de reproduire artificiellement le « feeling of presence ». Quelle meilleure définition de ce désir de remplacer l’ennui par nos illusions ?

Lorsque vous évoquez Leibniz et la Théodicée (« Une infinité d’autres mondes sont également possibles et tendent à l’existence », vous avez dû téter ça en philo), n’est-ce pas surtout au réalisme modal de David Lewis (On the plurality of worlds) que vous pensez ? Au fond, le métavers n’est-il pas la réalisation technique d’une idée qui part de Fontenelle et aboutit à la théorie des cordes ? Pas une rupture, mais une continuité dans le voyage…

Ce voyage est celui d’une révolte contre l’étroitesse du monde, derrière lequel se profile l’éventail de toutes ses versions possibles. Celles qui ont failli exister. Qui auraient pu advenir mais furent refoulées par la douane du réel. Auxquelles seul un rien a manqué. Ces mondes-là, rien ne les restaurera, sinon l’intuition qu’ils appartiennent à une autre dimension, invisible et pourtant si présente derrière les contours de la nôtre. Cette intuition s’est longtemps profilée à travers les savoirs et les méditations. D’Épicure à David Lewis en passant par Fontenelle et Giordano Bruno, elle s’est frayé une voie à mi-chemin de l’astronomie et de la physique, de l’ontologie et désormais de la technique. Son fil directeur n’est pas la question des autres univers, mais des configurations alternatives du monde : que serait-il arrivé si César n’avait pas franchi le Rubicon ? Si Louis XVI n’avait pas fui à Varennes ? Si l’Homme n’avait pas réussi à marcher sur la Lune ?

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La révolution numérique, en effet, vient concrétiser le concept de David Lewis, même s’il eût été peu probable que mon personnage de Sterner s’y réfère ! Étant donné qu’elle tend à faire fusionner le virtuel et le monde présent, elle s’émancipe du travail de la réalité. Ce qui a toujours défini cette dernière, c’est quand même qu’elle trie, plus ou moins aléatoirement, les événement qu’elle fait advenir. Mais peut-elle réunir tous les possibles dans un même univers ? C’est toute la question de David Lewis. C’est l’enjeu, aussi, du métavers : l’invention d’une méta-réalité, une réalité qui ne sélectionnerait plus son aspect parmi le bouquet des configurations, mais qui inclurait toutes les capacités de l’être. Une réalité qui aurait, pour de bon, réduit le néant à ne peser plus rien.

Dans les dernières pages de mon roman, Adrien Sterner, au soir de sa vie, crée un méga-multivers, qui contient toutes les versions possibles de la planète Terre : dans l’une, par exemple, le Moyen-Orient serait entièrement sous domination israélienne ; dans l’autre, l’État juif aurait été rayé de la carte. Ainsi, les avatars trouveraient leur bonheur. Chacun pourrait vivre dans un monde calibré sur mesure, selon ses préférences. On choisirait sa réalité à la carte, au gré de ses caprices. Alors, la paix définitive entre les êtres humains adviendrait sur fond de séparation universelle : il y aurait autant d’univers que d’âmes différentes. J’ai voulu que Les liens artificiels s’achèvent ainsi, sur cette apocalypse d’une réalité débordée par ses doubles, sacrifiée sur l’autel de ses mondes possibles.

En fait, je lis (ai-je tort ?) dans cette histoire la grande revanche des littéraires sur les techniciens qui nous gonflent depuis quarante ans, et des scientifiques qui ont pris le pouvoir depuis deux siècles. Les grandes entreprises de jeux (Ubisoft par exemple, j’ai pensé plusieurs fois, en lisant votre roman, à Assassin’s Creed) n’ont besoin d’informaticiens que pour gérer des fonctionnalités. Ce qui compte, ce sont les concepteurs d’histoires, les créateurs de décors — voir le Bloodborne de From Software, qui rameute toute la mythologie du Golem dans des décors pragois et lovrecraftiens, ou le Elden Ring des mêmes, où George Martin, l’auteur de Games of Thrones, rameute la mythologie du Silmarillion de Tolkien. Ai-je tort de penser que sournoisement, vous réhabilitez les Lettres, et les grands anciens, face aux dérives technicistes et à l’immédiateté érigée en culte de ces dernières décennies ?

Quand j’ai commencé mon livre, je me suis vite rendu compte que j’avais choisi le sujet le plus anti-littéraire qui soit : l’univers des écrans. Comment construire une intrigue qui se déroule sur un jeu vidéo ? Comment créer du style à partir de l’écriture texto, toute en « mdr » et en émoticônes ? Comment raconter par les mots un bouleversement du monde qui met les mots à mal ? Dès les premières pages des Liens artificiels, deux langues opposées s’affrontent : d’un côté, celle de la narration, travaillée et classique. De l’autre, celle qu’on trouve sur les réseaux sociaux : l’argot 2.0 des tweets et des haters, le jargon des geeks et des influenceurs. Or, à mesure que le récit s’écoule, ces deux langues se contaminent : la langue du récit quitte peu à peu son classicisme, et celle de l’écriture texto se met à imposer son rythme, ses images – et même sa beauté. Car, si mon roman ne contient qu’une idée, c’est que la poésie se cache toujours là où personne ne l’attend. Cela fait bien longtemps qu’elle a déserté les livres. Elle est là sur les écrans, elle est là sur Tiktok, elle est là dans les jeux vidéo. Car ces derniers sont d’authentiques œuvres d’art, non seulement à cause de leurs graphismes, mais surtout parce qu’ils créent des mondes parallèles – vocation par excellence de la littérature. En disant cela, je pense moins à Assassin’s Creed qu’à GTA qui, à mes yeux, est l’un des chefs-d’œuvre les plus visionnaires sur notre époque. Parmi les expériences que propose notre monde, la plus authentiquement moderne consiste, manette dans les mains, à aller sur GTA pour y ouvrir le feu.

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De ce point de vue, je trouve fort réjouissant de faire lire de la poésie au lecteur de roman — lui qui n’achète de la poésie qu’au compte-gouttes, en France au moins. Comme si vous aviez le regret de devoir passer par la prose…

J’ai voulu, en effet, insérer des poèmes entre les chapitres. Je regrette profondément que ce genre littéraire ait disparu, en France, de nos goûts contemporains. Je ne pense pas qu’on puisse, dans une société, faire le deuil de la poésie. Nous ressentons tous, chacun depuis nos vies, un irrépressible besoin de poésie, visible ou souterrain. Cette dernière existe pour faire dire aux mots ce qu’ils ne peuvent pas formuler par leurs propres moyens. Pour briser la discipline des phrases et des idées en rang. Pour voir avec les oreilles et entendre avec les yeux. J’ai éprouvé, dans mon cas, la nécessité de court-circuiter la prose : d’aider mon roman à chanter ce que le récit, à lui seul, ne pouvait exprimer.

Après tout, « au commencement était le Verbe » (et je trouve malin mais abusif de faire lire l’Évangile de Matthieu à votre Sterner, alors que son projet littéraire, qui assimile Dieu et lui-même à un auteur de scénarii, découle logiquement de cette première phrase de Jean). Votre roman dit, insidieusement, que l’essentiel, en littérature, est la littérature — et pas l’histoire qui se raconte dans le roman. Êtes-vous bien conscient que vous allez vous mettre à dos 99% des interviewers — à part François Busnel, justement ? Ne seriez-vous pas un indécrottable élitiste ? Un pur produit de l’ENS — comme d’autres que je connais ?

Je ne suis pas le mieux placé pour répondre à cette question mais je crois que mon roman dit aussi que l’essentiel, en la littérature, est de sortir de la littérature. La compromettre. L’arracher à ses zones de confort. Faire parler les mots des sujets qui ne les concernent pas. Oublier les barons, les marquises qui se lèvent à cinq heures. Frotter les livres au monde – et à ce qui, dans le monde, résiste à la logique du Verbe. Élitiste, je ne pense pas l’être. Indécrottable, en revanche…

Vous avez eu la politesse de me dédicacer l’exemplaire que j’ai reçu, évoquant « votre génération, sa noirceur et ses étincelles »… Mais vous avez eu, vous, une éducation manifestement potable. J’avoue que je crains davantage la génération qui vous suit…

Ma génération est la dernière qui pourra se souvenir d’un monde où les réseaux sociaux n’avaient pas encore imposé leur empire. Celle qui me suit, tel Obélix, est tombée dedans dès le berceau : chez elle, les images ont précédé les choses. Sans parler de la crise sanitaire qui a imposé aux plus jeunes (collégiens, lycéens, étudiants) une souffrance inédite : l’impossibilité d’affronter le réel. Mais je pense, pour la fréquenter un peu, que si cette génération est parfois incomprise, c’est que ses rêves proviennent d’un autre monde. Un monde qui dépasse ceux qui gardent les pieds sur terre, pour le meilleur ou pour le pire. Qui sait si, dans dix ou vingt ans, nous assisterons au retour du surréalisme ou à une vague sans retour de déshumanisation ?

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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