Après l’art équestre à Lunéville, Patrick Mandon nous conduit à Ferney-Voltaire pour une exposition consacrée à Jean-Pierre Claris de Florian, garçon aimable, homme à fables.
Nous étions à Lunéville, dans la compagnie des chevaux et d’un homme qui sut tirer le meilleur de ces prodigieux animaux sans user de la tyrannie, souvent violente, qu’on voit s’exercer encore dans certains milieux hippiques et, bien sûr, dans tous les pays où les équidés (chevaux, ânes, mulets) sont soumis à un servage épuisant, dont ils sont remerciés par des coups (à ce propos, s’est-il enfin amélioré le sort des ânes de l’île de Santorin, contraints de porter des touristes adipeux, gavés de sucreries et de pizzas ? L’escalade abrupte, interminable, de près de 600 marches vers le sommet sur le dos des baudets exténués plongeait, il y a peu, dans une joie obscène le flot ininterrompu de vacanciers en short, que les bateaux amènent jusqu’au port. Le site de Santorin, magnifique, devait mettre fin à ce scandaleux manège…).
De Lunéville, nous nous sommes rendus à Nancy (ville distante de 20 km), pour le seul plaisir de saluer Stanislas, le bon roi des Lumières lorraines, et de contempler la place qui porte son nom, pur chef-d’œuvre d’équilibre, de perspective, de lignes dures et de masses légères, fermée par les grilles de Jean Lamour (Lamour, toujours l’amour !). À propos de place, le temps nous manque pour filer jusqu’à Charleville, où nous aurions ressenti, tous autant que nous sommes, à l’exception de quelques « amoindris », la douleur de l’extase provoquée par l’irruption dans le champ visuel de la beauté universelle : je veux parler de la place Ducale, dessinée par Clément Métezeau – frère de Louis, qui conçut l’actuelle place des Vosges à Paris. Mais je m’égare, comme d’habitude, et j’épuise la patience des lecteurs du mois d’août avec des digressions d’intérêt médiocre. Ferney-Voltaire est notre destination, Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794), jeune homme très fréquentable, nous y attend.
Florian d’Occitanie
Né dans le Languedoc, d’une mère protestante et d’un père catholique, il conserva de ses origines, des paysages de son enfance, un souvenir ébloui, paysages auxquels il rendit un bel hommage, plus tard, en particulier dans sa pastorale intitulée Estelle : « Je veux célébrer ma patrie ; je veux peindre ces beaux climats où la verte olive, la mûre vermeille, la grappe dorée croissent ensemble sous un ciel toujours d’azur ; où, sur de riantes collines semées de violettes et d’asphodèles, bondissent de nombreux troupeaux ; où enfin un peuple spirituel et sensible, laborieux et enjoué, échappe aux besoins par le travail et aux vices par la gaieté […] Sur les bords du Gardon, au pied des hautes montagnes des Cévennes, entre la ville d’Anduze et le village de Massano, est un vallon où la nature semble avoir rassemblé tous ses trésors. Là, dans de longues prairies où serpentent les eaux du fleuve, on se promène sous des berceaux de figuiers et d’acacias. L’iris, le genêt fleuri, le narcisse, émaillent la terre ; le grenadier, l’aubépine exhalent dans l’air des parfums ; un cercle de collines parsemées d’arbres touffus ferme de tous côtés la vallée ; et des rochers couverts de neige bornent au loin l’horizon ».
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« Chérir l’objet qui nous donna le jour »
Il grandit dans le château de Florian, bâti par son grand-père à si grand frais qu’il s’y ruina. Las ! sa mère mourut deux ans après sa naissance. Certes, il y a des mères abusives, et d’autres, odieuses, qui multiplient par deux les coups donnés par le père, d’autres encore indifférentes, mais, si tout va bien, une mère dispose des qualités qui lui font accueillir, à 3 heures du matin, son fils qu’elle sait recherché par la police pour l’attaque d’une banque, par un simple : « Entre vite, tu vas prendre froid ! ».
Que peut faire un garçon orphelin de mère si tôt dans la vie ? La chercher encore et toujours dans le regard et dans les bras de toutes celles qui lui accorderont un peu d’attention ou qui lui prodigueront des soins plus attentifs…
Il ne faut donc pas douter de l’air de sincérité de Florian lorsqu’il écrit, certes avec un peu de cette mièvrerie qu’on lui a parfois reprochée («Il manque un loup dans sa bergerie » dit l’un de ses contemporains), dans son poème Ruth :
Le plus saint des devoirs, celui qu’en traits de flammes
La nature a gravé dans le fond de notre âme
C’est de chérir l’objet qui nous donna le jour.
Qu’il est doux à remplir ce précepte d’amour !
Voyez ce faible enfant que le trépas menace ;
Il ne sent plus ses maux quand sa mère l’embrasse !
Dans l’âge des erreurs, ce jeune homme fougueux
N’a qu’elle pour ami dès qu’il est malheureux :
Ce vieillard qui va perdre un reste de lumière
Retrouve encore des pleurs en parlant de sa mère […]
Les plus blasés, les esprits forts verront dans ces lignes un exercice lacrymal, et de fait, cela vous a un côté Greuze, édifiant, mélodramatique. De ce point de vue aussi, il est moins « maîtrisé » que l’illustre Jean de La Fontaine, mais on ne s’empêche pas de rappeler le décès prématuré de sa mère, qui fonde sa grande sensibilité :
Si jamais le sort t’est contraire,
Souviens-toi du sarigue, imite-le, mon fils :
L’asile le plus sûr est le sein d’une mère. (« La Mère, l’Enfant et les Sarigues »).
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Ce chagrin des origines ne se console pas : Florian aura pour compagne fidèle la mélancolie :
Le Voyage
Aller de chûte en chûte, &, se traînant ainsi,
Faire un tiers du chemin jusqu’à près de midi ;
Voir sur sa tête alors s’amasser les nuages,
Dans un sable mouvant précipiter ses pas,
Courir, en essuyant orages sur orages,
Vers un but incertain où l’on n’arrive pas ;
Détrempé vers le soir, chercher une retraite,
Arriver haletant, se coucher, s’endormir :
On appelle cela naître, vivre & mourir.
La volonté de Dieu soit faite !
Le tourbillon d’une vie
Cependant, il a dans son jeu de noble provincial sans ressources un atout majeur, une parenté par alliance avec le plus prestigieux des écrivains, celui que sa réputation soufrée n’empêche pas de fréquenter les princes et même la grande Catherine de Russie : l’oncle de Florian avait épousé la nièce de François-Marie Arouet, fameux sous le nom de Voltaire (1694-1778).
Mis au courant de l’existence de ce garçon, il voulut le connaître. On le lui présenta, il lui plut, Voltaire le conserva quelques années auprès de lui, à Ferney et surtout à Paris. On imagine quel profit il sut tirer des conversations dont il fut le témoin attentif… Florian reçut évidemment la meilleure des éducations à la vie brillante.
C’est encore son oncle qui lui trouve un emploi de page auprès du duc de Penthièvre. Son charme opérera parfaitement sur ce grand seigneur, et sur sa société, dont fait partie Marie-Thérèse-Louise de Savoie-Carignan, duchesse de Lamballe (1749-1792), féministe avant le mot, amie des Lumières, franc-maçonne, intime de Marie-Antoinette. Le fils du duc, fortement débauché, l’avait épousée, puis, un an après, en 1767, emporté par une maladie vénérienne, en avait fait sa veuve. Elle avait 18 ans et ne s’en plaignit pas… Sa fin est particulièrement affreuse, et ni le papelard et venimeux Alexis Corbière (LFI), pas plus que sa gracieuse épouse Raquel Garrido, malgré l’admiration du premier pour Maximilien Robespierre, ni même le farouche M. Coquerel, personnage considérable de l’Assemblée nationale, ne sauraient y trouver un motif de satisfaction : massacrée par une populace quelque peu irritée, sa tête fut ensuite promenée au bout d’une pique dans les rues de la capitale.
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Passons d’autres étapes de la vie de Florian, et résumons-les ainsi : au physique comme au moral, il est d’Ancien Régime, point encore romantique : il aime, il veut plaire, son ambition est grande et servie par une facilité dans la répartie, par des manières et des propos aimables (séduire est un don du Ciel et de l’Enfer : les êtres de séduction courtisent peut-être plus l’ombre que la proie…) Il possède l’allure qui va avec le souci de gagner la protection d’un personnage assez puissant, elle lui permettra de conquérir un statut social élevé : un jeune homme de province bien né, doué, désargenté, a-t-il d’autre choix ? Cultivé (il tient de sa mère le goût des livres), enjoué, sans méchanceté naturelle, il peut compter sur son esprit, sur la sagacité de ses à-propos. Il s’est découvert très tôt le don de l’écriture, une vive imagination, il espère de ses dons qu’ils lui apporteront la renommée, la gloire peut-être…
De l’Académie à la geôle
Petit de taille, presque fragile d’aspect, cependant très vif, un visage doux, élégamment vêtu, coiffé, paré : son apparence, qui le sert, n’est pas démentie par son talent. Il ira loin, jusqu’à l’Académie française, où il est reçu le 14 mai 1788. Enfin tout lui réussit :
Causeur, la France, la Suisse, même l’Europe,
Saluent le triomphe de ce nouvel Esope,
Les animaux aussi et les gens d’Arcachon,
La mère Michel, tous, sauf l’amer Mélenchon.
Pour le reste, Florian fut un homme, ni meilleur ni pire que tant d’autres : sa renommée d’écrivain, ses liens avec des figures de la haute aristocratie, d’imprudentes dédicaces aux puissants d’hier, et la médisance, la jalousie, lui valurent d’être jeté en prison par des révolutionnaires. Il en sortit la tête sur les épaules – cela constituait alors un exploit. Il meurt peu de temps après. Le fabuliste, s’il n’atteint pas au trône de roi La Fontaine, est tout à fait digne de figurer dans la galerie des princes de cet art difficile. Nous lui sommes reconnaissants de sa charmante fantaisie animalière, et les animaux aussi.
Le lieu de cette exposition, son sujet, sa scénographie raffinée, le choix très judicieux des objets, des couleurs – on retrouve la « patte » de Jean-Louis Janin Daviet, l’un des organisateurs – la région elle-même qui sert de décor à la belle demeure acquise par Voltaire, cet été, délicieux bien que caniculaire, qui « finit sous les tilleuls » (1), bref, cette combinaison de bonheurs simples vous donnera l’heureuse illusion du temps suspendu (2).
« Florian, fabuliste ». Exposition Château de Voltaire, Ferney, 14 juillet 2022-7 janvier 2023 10h-18h jusqu’au 30 septembre ; 10h – 17h à partir du 1er octobre, présentée par le Centre des monuments nationaux, en partenariat avec la Société Voltaire, l’Université Jean Moulin-Lyon 3 (UR MARGE) et le Centre International d’étude du XVIIIe siècle.
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Notes
1) L’été finit sous les tilleuls, Grasset 1966, roman de Kleber Haedens. On ne lit plus Haedens, c’est regrettable, il en est tant d’autres qu’il ne faut plus lire !
2) Nombre d’expressions passées dans le langage commun trouvent leur origine dans les fables de Florian : « éclairer sa lanterne » provient du « Singe qui montre la lanterne magique », « rira bien qui rira le dernier » de « Les Deux Paysans et le nuage ». Voici une fable et un poème connu dans le monde entier :
Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,
Chagrin d’amour dure toute la vie.
J’ai tout quitté pour l’ingrate Sylvie,
Elle me quitte et prend un autre amant.
Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,
Chagrin d’amour dure toute la vie.
Tant que cette eau coulera doucement
Vers ce ruisseau qui borde la prairie,
Je t’aimerai, me répétait Sylvie…
L’eau coule encor, elle a changé pourtant !
Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,
Chagrin d’amour dure toute la vie.
Romance extraite de Célestine (1784), dans le recueil « Les Nouvelles de M. de Florian ». Elle fut mise en musique par Jean-Paul-Égide Martini (1741-1816)
Le Grillon
Un pauvre petit grillon
Caché dans l’herbe fleurie
Regardoit un papillon
Voltigeant dans la prairie.
L’insecte ailé brilloit des plus vives couleurs ;
L’azur, le pourpre & l’or éclatoient sur ses ailes ;
Jeune, beau, petit-maître, il court de fleur en fleur,
Prenant & quittant les plus belles.
Ah ! disoit le grillon, que son sort & le mien
Sont différents ! Dame nature
Pour lui fit tout & pour moi rien.
Je n’ai point de talent, encor moins de figure ;
Nul ne prend garde à moi, l’on m’ignore ici bas :
Autant voudroit n’exister pas.
Comme il parloit, dans la prairie
Arrive une troupe d’enfans :
Aussi-tôt les voilà courans
Après le papillon dont ils ont tous envie :
Chapeau, mouchoirs, bonnets, servent à l’attraper.
L’insecte vainement cherche à leur échapper,
Il devient bientôt leur conquête.
L’un le saisit par l’aile, un autre par le corps ;
Un troisième survient & le prend par la tête :
Il ne falloit pas tant d’efforts
Pour déchirer la pauvre bête.
Oh ! oh ! dit le grillon, je ne suis plus fâché ;
Il en coûte trop cher pour briller dans le monde.
Combien je vais aimer ma retraite profonde !
Pour vivre heureux vivons caché.
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