Commémorer des événements dans notre passé est louable, mais à condition de bien les connaître. Le discours politique et médiatique autour de la commémoration du « vel’ d’hiv’ » est simpliste et réducteur. Jean-Marc Berlière, professeur émérite d’histoire contemporaine, spécialiste de la police, remet les pendules à l’heure. Suite et fin
Tout ceci nous rappelle – ce qu’on fait semblant d’oublier aujourd’hui – que la France avait perdu la guerre en juin 1940 et demandé par la voix du dernier gouvernement de la IIIe République, dirigé par le maréchal Pétain, un armistice signé le 22 juin 1940. La nécessité ou l’opportunité de cet armistice feront toujours débat, mais selon les termes de cet accord la France – c’est le seul pays vaincu par l’Allemagne dans ce cas – conservait un gouvernement sur une partie non occupée de son territoire.
Dans la zone occupée, l’Allemagne victorieuse s’était attribué les pouvoirs de la puissance occupante tels que définis par la convention de La Haye de 1907. Ce qui signifie concrètement que les ordonnances allemandes y avaient force de loi et que l’administration, les fonctionnaires et les pouvoirs publics français devaient les appliquer sans possibilité de discussion. Il est facile de dire, 80 ans plus tard, qu’il suffisait de ne pas obéir ! Ce sont donc les Allemands du MBF – le commandement militaire installé à l’hôtel Majestic – et pas le gouvernement français dont les pouvoirs sont très limités dans la zone occupée – qui ont imposé le recensement des juifs d’octobre 1940, l’oblitération des cartes d’identité par un tampon « JUIF » à retirer dans les commissariats (13 octobre), la réalisation d’un fichier juif à la Préfecture de police (PP), diverses mesures antijuives et, enfin, le port de l’étoile jaune auquel les autorités françaises ont refusé de se prêter des mois durant, de décembre 1941 à la fin mai 1942 – une mesure qui n’entrera jamais en vigueur en zone non-occupée, y compris après l’invasion de ladite zone en novembre 1942 – contrairement à ce qu’on a pu lire et entendre un peu partout[1].
Prévues d’abord les 13 et 14 juillet, les arrestations vont se dérouler les 16 et 17 juillet. Comme le précise Knochen le 15 juillet : « La police française conduira l’action d’arrestations de façon autonome et sous sa propre responsabilité ». C’est la PP qui est en charge – à Paris et dans la région parisienne qui concentrent plus de 110 000 juifs – des opérations préparées par sa direction de la police générale (directeur, Jean François) et sa sous-direction « des étrangers et des affaires juives » (directeur, André Tulard) : sélection des Juifs à arrêter, près de 28 000 fiches sont sorties des cabriolets et réparties entre les 1392 équipes d’« agents capteurs » ; choix des lieux de « criblage » où on vérifiera que les gens « captés » correspondent aux critères définis (patronyme, nationalités, âges, adresse…) – avant que 50 autobus de la STCRP (Société des transports en commun de la région parisienne) réquisitionnés ne conduisent les célibataires et couples sans enfants à Drancy et les familles avec enfants, rue Nélaton, au Vélodrome d’hiver, enceinte sportive qui paraît susceptible d’accueillir les effectifs attendus…
C’est la police municipale (directeur, Emile Hennequin), c’est-à-dire les gardiens de la paix des différents arrondissements, assistés de collègues en civil et renforcés par les élèves de l’École pratique, qui assurent – à partir des fiches qu’on leur a confiées – l’essentiel des opérations. Il est donc vrai, comme l’ont souligné François Hollande dans son discours de 2015 et Emmanuel Macron à Pithiviers ce 17 juillet, que les Allemands ont bien pris soin de ne pas apparaître sur le terrain, mais, contrairement à leurs propos, cela n’enlève rien à la responsabilité des Nazis dont ils ne parlent pas, l’essentiel étant apparemment de viser Vichy. Le peuple criminel c’est le peuple français. Hitler ? Connais pas ! Une autoflagellation surprenante qui caractérise tous les discours politiques depuis celui de Jacques Chirac en 1995.
On sait – et ce n’est pas le lieu ici de le rappeler – que l’administration de la PP fit preuve à la fois d’une indifférence abyssale, de zèle, d’une impéritie et d’une désorganisation totales : rien n’était prêt rue Nélaton pour « accueillir » et garder plusieurs jours durant plus de 8000 personnes dont des vieillards et 4115 enfants : latrines, sanitaires, nourriture, lait, pain, moyens de couchage… tout manquait. Les familles arrêtées allaient vivre sous la verrière peinte en bleu – défense passive oblige – du siège des « Six jours », un prélude à l’enfer dans une chaleur et une puanteur dantesques.
On sait aussi que des fuites venues de policiers[2] ont permis à une majorité d’hommes qu’on pensait les seuls visés et menacés – comme lors des opérations précédentes (mai 1941, rafle dite du « billet vert », puis fin août et décembre 1941 à la suite des attentats commis par de jeunes communistes) – de se cacher et d’échapper aux arrestations[3]. On sait aussi que si certains policiers firent preuve d’un zèle imbécile, beaucoup prévinrent les Juifs ou surent tourner la tête au moment opportun et permirent à des familles visées d’échapper à l’arrestation.
Au final, le bilan – 13 152 personnes arrêtées : 3 118 hommes, 5 919 femmes et 4 115 enfants – même s’il est inférieur aux prévisions de François et Tulard, qui avaient annoncé tabler sur 22 000 arrestations lors de la réunion préparatoire du 7 juillet avenue Foch et même entre 24 000 et 25 000 le 10 juillet à la conférence au CGQJ – n’en est pas moins terrible, même si, redisons-le, ni les policiers, ni les victimes ne peuvent imaginer l’inimaginable : le seul fait d’arracher à leur vie, leur logement, leur travail, leur école, leurs voisins, des familles entières de petites gens, artisans, travailleurs à domicile… est suffisamment terrible pour que le spectacle lamentable du petit troupeau des Juifs arrêtés, encadrés par des gardiens de la paix pas vraiment fiers de ce qu’ils faisaient, ait suscité une prise de conscience de la population jusqu’alors indifférente au sort des Juifs…
Les SS du service IVJ, eux, étaient furieux. « Des conversations que je viens d’avoir aujourd’hui avec les autorités occupantes m’ont permis de constater chez eux un très vif mécontentement », note Darquier, le Commissaire général aux questions juives, le 23 juillet. « Le nombre de trains prévus par les autorités allemandes à cet effet correspond au transport de 32 000 Juifs. Il est donc nécessaire que les arrestations suivent le rythme du départ des trains prévus.[4] » Dannecker conclut lui aussi qu’il faut immédiatement mettre en marche une autre action d’arrestations de Juifs[5].
Côté état-major de la PP, ce « fiasco » (sic) a provoqué la honte. Il inspirera les précautions prises pour les opérations suivantes à commencer par celles de la zone non-occupée, fin août, organisée cette fois par Bousquet – ce qui n’est pas le cas de la rafle parisienne, car le Secrétaire général de la Police, contrairement à ce qu’on a répété à satiété, n’a aucun pouvoir sur la PP.
Peut-on suggérer aux « autorités » et aux médias que les prochaines commémorations soient traitées avec un peu plus de rigueur par respect pour les victimes ?
Documents
Dans l’automne 1941, des attentats contre les troupes d’occupation ont été menées par de jeunes communistes dont certains sont juifs (voir Berlière-Liaigre, Le Sang des communistes, Fayard, 2004). En représailles, le MBF (le commandement militaire allemand) a procédé à des arrestations de notables juifs et imposé une amende à la communauté juive, et von Stülpnagel suggère (15 décembre 1941) d’autres mesures dont le port d’un signe distinctif pour les juifs (dernier § de la lettre). Il demande à ce que Vichy prenne une loi imposant aux Juifs le port d’un signe distinctif. Seule une loi de Vichy, acceptée par les occupants, peut être valable pour les deux zones. Darlan répond donc négativement à cette demande d’imposer un signe distinctif aux Juifs. La conséquence juridique de ce refus est qu’il n’y aura pas de port de l’étoile en France, sauf si le MBF décide d’une ordonnance mais qui ne sera valable que pour la zone occupée. Pendant plus de trois mois les autorités allemandes ont un débat interne sur cette question. L’ambassadeur Abetz s’oppose à l’ordonnance en espérant un changement de position de Vichy. Après le retour de Laval au pouvoir (en avril) qui se refuse également au port de l’étoile, Abetz abandonne son opposition, et c’est donc seulement fin mai que la 8e ordonnance oblige les Juifs de la zone occupée à porter l’étoile jaune à partir du 7 juin. Vichy ne peut s’y opposer en zone occupée mais n’acceptera jamais cette obligation en zone non-occupée même après son invasion en novembre 1942.
Référence des documents : AN F/7/14895.
[1] Cf. l’Express du 25 septembre 2018, « Comment Vichy a imposé l’étoile jaune » (sic).
[2] Röthke écrit dans un rapport du 18 juillet 1942 : « Des côtés les plus divers, on a rapporté au bureau IVJ qu’une partie considérable des Juifs apatrides avait eu connaissance de l’action et s’était cachée. Des fonctionnaires de la Police française auraient dans plus d’un cas fait part de l’arrestation projetée aux personnes qu’ils devaient arrêter » (Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, p. 265).
[3] Ce qui explique en partie les totaux contrastés entre les hommes (3118) et les femmes (5919).
[4] Cité in Klarsfeld, op. cit., p. 281.
[5] « L’action d’arrestations récemment menée à Paris n’a donné que le nombre d’environ 8 000 adultes et quelques 4 000 enfants. Mais du côté du Ministère des transports du Reich, on a déjà mis à notre disposition des trains pour l’évacuation d’une première tranche de 40 000 Juifs… le nombre de Juifs à déporter est totalement insuffisant » (Dannecker, 21 juillet 1942, cité dans Klarsfeld, op.cit., p. 279).
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