Notre chroniqueur revient enthousiaste du grand concert parisien des Stones.
Samedi soir, les Rolling Stones ont enflammé l’Hippodrome de Longchamp, à Paris, dans le cadre de leur tournée européenne célébrant une carrière explosive de soixante ans. Cinquante mille spectateurs étaient venus les acclamer.
Dans un français impeccable, Mick Jagger se fendit d’une petite plaisanterie en prétendant avoir rejoint l’hippodrome à vélo, en compagnie d’Anne Hidalgo. Les milliers d’éclats de rires et de sifflets ne se firent pas attendre. Déjà à Amsterdam, la légende du rock de 78 ans avait mis un coup de Boots dans la fourmilière en affirmant le soutien du groupe aux agriculteurs néerlandais manifestant massivement dans tout le pays. Intenable, inconvenant et libre, comme tout rockeur qui se respecte se doit de l’être…
Le rock grand-remplacé
On est parfois tenté de dresser un parallèle entre l’époque où le Rock’n’roll est né et la nôtre. L’Amérique d’Eisenhower était engoncée dans un conformisme moderne et aseptisé qui fut beaucoup raillé au cinéma et dans la littérature. Lisse et profondément moralisant, le mode de vie d’après-guerre érigeait le progrès technologique en avenir indépassable et considérait la moindre critique de l’ordre établi comme une déviance anti-patriotique et dangereuse, bien que probablement marginale. C’était l’époque où l’on traitait de beatnik tout jeune homme refusant de porter une cravate.
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Les premiers déhanchements d’Elvis Presley et les cheveux longs des Beatles vinrent bousculer cette société nécrosée et les groupes de rock devinrent en un rien de temps les héros et les sauveurs de plusieurs générations.
Le rock fut ainsi, durant cinq décennies, la voix d’une jeunesse qui rejetait les repères qu’on souhaitait lui inculquer, dans l’espoir de faire de nos charmantes têtes blondes de bons petits soldats.
On remarquera que le monde occidental redevenait tranquillement plus conformiste et bien-pensant au fur et à mesure que les premiers rockeurs décanillaient les uns après les autres. Probablement le prix à payer pour leur joyeuse vie de débauche…
Le rock a d’abord laissé la place à la pop, plus commerciale et beaucoup moins rebelle, avant que le rap ne permette aux jeunes bourgeois de s’encanailler en jouant les caïds des banlieues. Force est de reconnaître qu’en 2010, le rock ne faisait plus autant recette que la nouvelle soupe électronique en boîte, mixée en MP3 et épicée à l’auto-tune. Le rock serait donc devenu une musique gentiment ringarde pour les nostalgiques des décennies libres et insouciantes de la fin du XXème siècle.
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Saine colère
Et pourtant… Comme notre époque de moraline mièvre, d’incitation à la bienveillance, d’altruisme chiqué et de balades en trottinettes aurait besoin des Sex Pistols ! Si le batteur Sid Vicious est – évidemment – mort d’overdose, leur chanteur, Johnny Rotten (John Lydon), demeure un artiste très écouté et respecté outre-Manche. Peu soucieux des petits pouvoirs dans le monde du divertissement, il fut l’un des premiers à dénoncer les actes du présentateur britannique pédophile Jimmy Savile. Comme il le répétait dans son titre de 1986, Rise : “Anger is an energy”. La colère est une forme d’énergie.
Aussi commerciaux soient-ils, les Rolling Stones ont eux aussi toujours tiré la langue et levé le doigt le plus long devant les donneurs de leçons en tout genre. À un journaliste qui demandait à leur guitariste Ronnie Wood si ses excès lui avaient attiré de nombreux problèmes, ce dernier répondit : “Non, ça m’a surtout attiré d’innombrables plaisirs !”.
Il faut lire l’autobiographie de Keith Richards, Life, pour se convaincre que l’expression Sex, Drugs and Rock’n’ Roll n’est pas qu’un simple slogan. Devant un tribunal américain l’accusant de transporter de la drogue, le guitariste indolent aux yeux charbonneux et au ricanement de pirate avait calmement expliqué au jury très collet monté de l’époque : “Il faut que vous compreniez : j’ai juste une vie très différente de la vôtre.”
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Nous avons plus que jamais besoin de cet anticonformisme ludique qui se rit des convenances. De ce cri d’adolescent indigné qui voit dans la société qui l’entoure un troupeau de moutons épris de leur berger. De ces bandes de filles et de garçons assumant la brutalité de leurs pulsions, peu effrayés à l’idée de rouler des pelles à des étrangers comme de renvoyer dans les ronces ceux qui les toisent d’un peu trop haut. Nous avons besoin de jeunes gens sensuels et irrévérencieux, ivres de musique et de poésie, plus attachés à leur liberté qu’à leur confort. C’est ça, l’esprit du Rock’n’Roll. Qu’il soit Rockabilly, Punk, Glam ou Hard.
Les nombreux groupes qui naissent actuellement aux États-Unis comme dans d’autres pays plus étonnants (la Finlande, la Belgique ou même l’Inde !) sont en train de donner tort à ceux qui voyaient dans cette musique une mode aujourd’hui passée. Le vieux tube “We’re not gonna take it !” des Twisted Sisters devint même en 2021 le chant de révolte des Australiens épuisés par les confinements à répétition.
Les Rolling Stones, ces grands-pères aussi vifs et insolents que des mômes de vingt ans, semblaient samedi soir jouer les éclaireurs et tenter d’inspirer la relève, en semant la joie et la volonté de vivre dans notre époque à bout de souffle. Le public parisien, timide au début du concert, reprit progressivement du poil de la bête. Notre société actuelle a désespérément besoin de cette force motrice que l’on retrouve dans certains types de musique. C’est pourquoi le Rock’n’ Roll n’a pas dit son dernier mot.