Sainte-Beuve, Portraits de femmes
Le XIXe siècle aura été « féministe » par l’intérêt de la plupart de ses écrivains pour les femmes. L’immense critique que fut Sainte-Beuve n’a pas échappé à cette passion. Il a consacré à d’illustres personnages féminins de l’histoire plusieurs textes très inspirés, notamment entre 1830 et 1839. Il les a recueillis en un volume intitulé Portraits de femmes (1844), réédité régulièrement. Sainte-Beuve s’était ainsi intéressé à Mme de Sévigné, Mme de Duras, Mme de Staël, et quelques autres, dont Mme Roland, à laquelle il consacra plusieurs textes.
Deux préfaces à la correspondance de Mme Roland
Portraits de femmes contient deux études sur Mme Roland, plus précisément deux préfaces que Sainte-Beuve écrivit à l’occasion de la publication de la correspondance de Mme Roland. Les lettres à son amie Sophie Cannet concernent la période 1772-1780, et donc leur jeunesse à toutes deux (Mme Roland est née en 1754). L’autre volume de lettres est plus divers, et couvre les années de la maturité, jusqu’à la mort (1793). Sainte-Beuve a donc pu, dans les deux cas, lire des documents de première main, qui lui fournirent les éléments les plus révélateurs pour dépeindre la psychologie de cette femme hors du commun.
Sainte-Beuve nous présente une Mme Roland en majesté, dès les premières pages : « Mme Roland nous apparaît dès l’abord comme un des représentants les plus parfaits à étudier, les plus éloquents et les plus intègres, de cette génération politique qui avait voulu 89 et que 89 n’avait ni lassée ni satisfaite. » Le texte de Sainte-Beuve est émaillé de ces formules brillantes, qui ravissent notre oreille, mais sans jamais qu’il s’éloigne de ce qu’il pense être le véridique. Au besoin, il souligne les faiblesses de Mme Roland, lui reprochant par exemple un « manque de science politique positive », à travers lequel perce néanmoins « à tout moment des vues fort justes et fort prévoyantes ».
L’enthousiasme de Sainte-Beuve
On sent que Sainte-Beuve, en réalité, l’admire beaucoup. Il souligne volontiers le caractère, digne des grands Romains, de Mme Roland (sa mort courageuse sur l’échafaud), et choisit d’elle des citations qui vont dans ce sens : « Quand on ne s’est pas habitué, écrit par exemple Mme Roland dans une lettre, à identifier son intérêt et sa gloire avec le bien et la splendeur du général, on va toujours petitement se recherchant soi-même et perdant de vue le but auquel on devrait tendre. » Cela paraît en effet sans réplique.
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Sainte-Beuve examine le rôle politique de Mme Roland, au milieu des girondins, même si elle fut obligée de demeurer en retrait, « acteur incomplet et gêné qu’elle était à cause de son sexe ». Par nécessité, elle dut se résoudre à n’être qu’une égérie et une conseillère de l’ombre, notamment lorsque son mari fut appelé à des fonctions ministérielles. La question de la place de la femme dans la société se trouve ainsi posée, et donne l’occasion à Sainte-Beuve de développements pertinents : « Elle-même, commente-t-il, si elle avait été un homme, eût-elle pu devenir ce bon génie patriotique, sauveur de l’Europe ? on aime à le croire, et rien dans sa conduite d’alors ne dément l’idée d’une audace clairvoyante, d’une capacité supérieure et applicable. »
Le roman de deux jeunes filles
La correspondance avec Sophie, sa camarade du couvent des Dames de la Congrégation à Paris, fait l’objet de la seconde préface de Sainte-Beuve. Le matériau brut de ces lettres lui permet de cerner avec encore plus de minutie le tempérament secret de Mme Roland. Elle est alors encore d’une grande innocence et se confie à sa condisciple de la manière la plus sincère qui soit. Sainte-Beuve est séduit par le « roman » de ces deux jeunes filles, dans lequel celle qui n’est pas encore Mme Roland « jette des regards et des mots d’une observation vive, qui plaisent comme ferait la conversation même ».
Sainte-Beuve a admirablement perçu le caractère de Mme Roland, y compris dans le parallèle (incontournable) qu’il fait d’elle avec Mme de Staël. Par sa prose délicieuse à lire, il nous happe et nous met de plain-pied avec cette inoubliable figure. Peut-être la science historique, depuis 1844, a-t-elle fait de nouvelles découvertes sur Mme Roland. Sans doute, même. Mais ces deux préfaces nous apportent des vues subtiles autant qu’indispensables, dont seul un Sainte-Beuve a jamais eu le secret.
Sainte-Beuve, Portraits de femmes. Paris, 1844.
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